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Le Courrier d’Aix – 1961-07-08 – La Vie Internationale.
Grands et Petits Problèmes
Les revendications du général Kassem sur l’émirat de Koweit viennent compliquer inopinément une situation générale assez tendue.
La Menace de l’Irak sur Koweit
On connaît les faits : ce petit pays, à peine peuplé, est un des principaux réservoirs de pétrole du monde. Il est exploité conjointement par les Anglais et les Américains. 40% de l’approvisionnement britannique en provient et les revenus que le Scheik en retire sont placés à Londres et constituent en ces temps difficiles, un apport essentiel à la balance des comptes de l’Angleterre. L’enjeu de ces ressources porterait un coup peut-être fatal à la Livre, déjà si discutée.
Les Causes du Conflit
Les causes de cette tentative d’annexion de Koweit par l’Irak sont controversées. Ou bien il s’agit simplement d’une pression de Kassem sur la Compagnie Anglaise qui exerce en Irak et avec laquelle il négocie depuis longtemps pour obtenir des redevances plus élevées sur le pétrole extrait ; ou bien il s’agit d’une manœuvre plus ample inspirée par Moscou pour s’assurer sur Londres d’un moyen de chantage, à la veille de la crise de Berlin.
Les deux hypothèses ne s’excluent pas et l’on peut penser que Kassem et les Soviets combinent de concert, chacun pour ses objectifs propres, sans vouloir aller jusqu’au conflit ouvert. Il est à remarquer en effet, que Kassem n’a pas agi, comme il aurait pu le faire, par une action militaire de surprise qui n’aurait pas rencontré de résistance. Au contraire, il a laissé aux Anglais le temps d’amener des navires de guerre et des troupes au secours de son allié l’Émir. Il faut remarquer aussi que l’événement se situe quelques jours seulement après que l’indépendance de Koweit, jusque-là protectorat britannique, ait été proclamée, et que les Russes n’avaient soufflé mot de la chose. Le fait d‘avoir provoqué l’intervention britannique est un moyen d’accuser les « impérialistes » et de jeter la confusion parmi les Etats arabes jusque-là favorables à l’indépendance de Koweit contre Kassem.
L’affaire est sérieuse ; il est peu probable maintenant qu’elle prenne un tour dramatique, mettant Anglais et Irakiens aux prises. Mais la menace d’un conflit peut demeurer suspendue longtemps. C’est vraisemblablement ce que l’on cherche, à Bagdad comme à Moscou.
Toujours Berlin
L’affaire de Berlin est un peu du même ordre. Pour des raisons de politique intérieure, on pousse à la dramatiser à Washington comme à Paris. Il est de bonne politique de faire entendre à Krouchtchev que l’on est résolu à ne pas céder et de mettre l’opinion au fait des risques possibles qui sont réels. Il s’agit là aussi d’un abcès qui demeurera longtemps ouvert. Mais si les Soviets avaient réellement l’intention de passer à l’action, ils n’y mettraient pas autant de formes, ni de temps. Leur objectif est probablement plus limité : obtenir, de façon ou d’autre, la reconnaissance de la République Démocratique allemande comme Etat de droit international, et consacrer ainsi juridiquement la division permanente de l’Allemagne. Et aussi de faire peur à l’Occident et par-là, comme toujours, de décourager les initiatives, de ralentir le progrès économique, de provoquer une crise qui, au niveau élevé où se trouve la conjoncture européenne, pourrait provoquer un krach. Mais la conjoncture n’est plus très sensible aux alertes venues de Moscou et même si l’affaire de Berlin doit servir de frein à l’emballement actuel, ce pourrait au contraire être salutaire.
Une Interview du Général Franco
Ces vues relativement optimistes ne sont pas partagées par le général Franco. Il vient pour la première fois de donner à un journaliste américain une interview ; ce qui est d’autant plus intéressant, qu’au pouvoir depuis vingt-cinq ans sans avoir eu à surmonter une opposition vraiment dangereuse, il s’est rarement trompé. Il est même le seul homme d’Etat actuel auquel on puisse adresser cet éloge. A son avis, le pouvoir de Krouchtchev est beaucoup plus limité qu’il ne semble, la direction des affaires russes est aux mains d’une oligarchie avec laquelle il doit sans cesse composer. Nous avons montré ici par des exemples concrets, que cela est parfaitement exact ; et Franco craint que cette direction collective ne soit plus dangereuse pour la paix que le pouvoir d’un seul comme Krouchtchev, qui au fond, ne manque pas d’une certaine humanité et n’est pas un belliciste mais qui peut être manœuvré contre sa volonté. Ce jugement est à retenir, Il a surpris les Américains pour qui la dictature d’un seul est le mal et le danger suprêmes.
Les Propos d’Adjoubei
Pendant ce temps, à New-York, le gendre de Krouchtchev, Adjoubei, rédacteur en chef des « Izvestia », polémiquait à la télévision avec ses collègues américains sur les mérites du journalisme aux U.S.A. et en U.R.S.S. Son propos le plus cocasse vient d’être rapporté : « Si l’on nous donnait pendant trois semaines la rédaction du « New-York Times », a-t-il dit, nous en ferions le meilleur journal du monde, le plus intéressant et les quatre cinquièmes des Américains se délecteraient en le lisant » (sic).
Il faut être un lecteur quotidien des « Izvestia » pour apprécier cette prétention. Non que le « New-York Times », soit particulièrement passionnant, mais un journal russe évoque vraiment pour nous le spectre de l’ennui. Qu’y trouve-t-on ? D’abord et surtout des comptes-rendus des rapports et des discours stéréotypés où les mêmes phrases reviennent depuis des décades. Puis des extraits de presse occidentale où tout ce que peut peindre le Monde libre sous des couleurs sombres est exploité. Quelques histoires édifiantes sur les exploits des héros du travail ; le seul point d’intérêt, ce sont les plaintes des lecteurs qui nous donnent une idée des véritables conditions d’existence des citoyens soviétiques, intérêt pour nous, mais non pour les Russes qui savent ce qu’il en est par leur propre expérience.
Mais en allant au fond des choses, nous nous sommes demandé souvent pourquoi se dégage de cette presse cette sensation pesante d’ennui. Voici : Dans ce pays, qui se dit collectiviste et populaire, la presse ne traduit absolument pas ce qu’est la vie sociale : le contact que la presse met entre les hommes, ce sont les récits des petits événements, de ceux qui affectent des êtres connus ou des incidents qui excitent l’imagination, parce qu’ils se passent en un lieu familier entre gens qui ne sont pas anonymes ou abstraits. Rien de cela dans la presse russe. On n’y voit que des entités, soit exemplaires, soit condamnables, évoluant dans des contrées éloignées. Une catastrophe, un procès curieux, peuvent se passer dans votre propre ville, vous n’en saurez rien. Et c’est là un des abîmes entre deux mondes que M. Adjoubei ne sent probablement pas.
Un Propos du Prince Boun Oum
Pour finir, nous rapportons un propos du Pince Boun Oum, le Premier laotien à qui l’on demandait pourquoi il était si peu bienveillant envers la France : « J’en veux à la France, dit-il, de nous avoir donné l’indépendance. C’est comme si on donnait un couteau à un enfant de cinq ans. »
Quelle leçon !
CRITON