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Le Courrier d’Aix – 1961-07-01 – La Vie Internationale.
Gouverner, c’est Prévoir
La saison diplomatique a pris un mauvais départ ; les grandes Conférences sont mortes ou en léthargie. Des voyages et colloques d’hommes d’Etat, on serait en peine de dégager un résultat, sinon leur satisfaction habituelle. Même l’échange des prisonniers de Cuba contre tracteurs a échoué. Ce qui se passe réellement est ailleurs.
Bruit de Sabre au Kremlin
Krouchtchev développe sa grande offensive pour Berlin en empruntant, pour la première fois, la mise en scène d’Hitler. Il s’est fait photographier en général, bardé de décorations, au premier plan d’une pléiade de généraux et de maréchaux russes pour commémorer la victoire de 1945. Il a prononcé en série de grands discours qui, si l’on s’en tenait aux apparences, nous rappellent les harangues du Führer d’avant 1939. La violence des propos y était ; les applaudissements aussi roulaient. Le ton était âpre et menaçant. Malheureusement, l’uniforme lui va fort mal et il lit ses textes ou parfois il s’embrouille et il est encore plus ennuyeux que son illustre prédécesseur. On n’est pas convaincu, malgré le parallèle évident, qu’il nous prépare une grande tragédie. Cela sent l’artifice et l’intimidation plutôt que la fièvre. C’est d’ailleurs ainsi que l’interprètent les augures.
Vers une Conférence
Si telles sont ses intentions, c’est-à-dire de préparer une négociation sur une position de force, il est fort possible que Krouchtchev réussisse. Il s’est d’ailleurs trahi en faisant l’éloge de la proposition du sénateur américain Mansfield préconisant la transformation de Berlin en ville libre, mais des deux Berlin, ce que Krouchtchev a rejeté, ne retenant que ce qui concerne Berlin-Ouest. Mais Krouchtchev compte surtout sur les Anglais. Ceux-ci, comme avant 1939, prennent peur ou plutôt affichent leurs craintes pour se ménager la position d’intermédiaires et de conciliateurs. C’est l’ambition constante de MacMillan qui, en cela, a l’appui presque unanime de l’opinion britannique. A entendre ou à lire les déclarations de personnalités ou de journalistes, on constate que l’esprit de Munich demeure et c’est à qui proposera le fruit de son imagination pour trouver une formule d’entente sur Berlin acceptable pour les Russes.
L’Indisposition de Kennedy
Du côté américain, on est assez perplexe. Le pauvre Kennedy, parti en trombe, selon son tempérament, est tombé sur tous les obstacles, et sa santé s’en ressent. Les Présidents des U.S.A. n’arrivent pas à soutenir le rôle écrasant qui leur est imposé. Déjà, avant son élection, des rumeurs circulaient sur sa condition physique et nous ne cacherons pas que, sans être clinicien, quelque chose dans son regard et son comportement nous avait dès l’abord paru suspect et peu rassurant. Après Wilson et Eisenhower, il ne faudrait pas que les U.S.A., en cette période difficile, aient à subir une défaillance présidentielle. L’erreur de Kennedy qui est bien humaine, est d’avoir cru que sa seule présence et son dynamisme pouvaient changer radicalement le cours des choses. L’époque, au contraire, ne favorise aucunement l’action des hommes d’Etat ; cela est vrai aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. Les réformes projetées se heurtent aux structures établies et les conférences diplomatiques ne donnent rien. Nous avons vu ce qu’il en était des grandes idées de Krouchtchev sur la réorganisation administrative et la mise en culture des terres vierges ; Mao Tsé Tung ou ses associés ont échoué dans l’édification des « Communes du peuple », aujourd’hui abandonnées : Que dire de l’Occident ? Ce n’est pas notre faute si ces chroniques sont, en large part, consacrées à l’étude de fiascos. Ce sera encore le cas aujourd’hui, mais dans l’ordre économique.
Le Pool de l’Étain
L’unique tentative de stabilisation du prix des matières premières qui ait jusqu’ici réussi, était le Pool de l’étain ; il vient de sauter. Rappelons que le Comité international qui avait pris le contrôle du marché de l’étain, avait fixé pour ce métal un prix plancher et un prix plafond. Doté de moyens financiers importants, il s’efforçait, par le contingentement de la production, de maintenir les cours entre 730 et 880 livres la tonne. Une première fois, le prix plancher avait été enfoncé, il y a trois ans, grâce au dumping soviétique. Les Russes croyaient avoir intérêt à mettre en faillite cette tentative de règlementation capitaliste. Comme ils lésaient ainsi des pays sous-développés auxquels ils s’intéressaient politiquement, ils renoncèrent à leur pression et le pool se remit en fonction. Aujourd’hui, c’est le contraire. Il lève les bras parce qu’ayant épuisé ses stocks d’intervention devant une demande pressante, il a dû laisser le marché à lui-même, dans le sens de la hausse. Aux dernières nouvelles, on cote 930 livres. Cet échec sans doute provisoire montre malheureusement que les ententes les mieux organisées, grâce à un accord tout à fait exceptionnel entre tous les intéressés, ne résiste pas à l’évolution naturelle des conditions d’échange. La prévision étant impossible des rapports entre ressources et besoins, il arrive toujours un moment où les barrières artificielles, si bien construites qu’elles soient, sautent.
La Baisse du Dollar Canadien
Ce qui est vrai des matières minérales, l’est encore plus des végétales soumises à bien d’autres aléas, comme nous le voyons en France. C’est là évidemment où la planification totale triomphe, mais elle ne le peut que dans la pénurie. On l’attend au stade de l’abondance, heureusement pour lui mais non pour les consommateurs, le système totalitaire semblant bien condamné à la disette perpétuelle.
Autre événement significatif : la baisse organisée du Dollar canadien. On ne peut parler de dévaluation ; cette monnaie ayant le curieux privilège de n’avoir pas de parité légale. Il y a longtemps que la prime du Dollar canadien sur le Dollar U.S.A. était une gêne pour l’économie du pays. Elle freinait l’exportation et rendait peu rentable beaucoup d’exploitations minières dans un pays à salaires très élevés. D’où le marasme de l’économie canadienne et le chômage qui atteint 7% de la population active dans un pays pourtant peu peuplé et de plus, d’hommes de haute qualification. Le problème était de faire baisser la monnaie. Si étrange que cela paraisse, c’est très difficile, à moins de s’abandonner à une inflation délibérée, périlleuse à d’autres égards.
La chose s’explique facilement : doté d’immenses ressources naturelles, d’un Gouvernement respectueux des contrats et d’une grande stabilité sociale et politique, le Canada attire régulièrement les capitaux étrangers qui lui sont indispensables pour la mise en valeur de ses énormes richesses. La monnaie étant aussi toujours demandée, elle tend à monter malgré le déficit, tant commercial que de la balance des comptes. Alors le premier Diefenbaker appelle la spéculation à son aide pour appuyer un mouvement de baisse du Dollar canadien qu’il promet substantielle, et pour cela, il accroit le déficit budgétaire, élargit les crédits, en bref, fait tout ce que les autres pays s’efforcent, souvent sans succès, de ne pas faire. Et ce qui est plus paradoxal, c’est qu’il n’est pas sûr de réussir. Il est à craindre, en effet, qu’après avoir obtenu la chute limitée qu’il envisage de l’ordre de 10%, la pression des investissements étrangers, si la conjoncture mondiale continue vers l’expansion, ne s’exerce à nouveau vers la hausse. Finance, terre inconnue, c’est bien le cas de le dire.
CRITON