Criton – 1961-06-24 – Temps Orageux

ORIGINAL-Criton-1961-06-24  pdf

Le Courrier d’Aix – 1961-06-24 – La Vie Internationale.

 

Temps Orageux

 

Quoi qu’ils fassent, disions-nous, les Occidentaux ont toujours tort. La preuve en est faite. On ne trouverait pas dans la presse étrangère un seul commentaire qui rejette sur le F.L.N. l’entière responsabilité de l’échec d’Évian. Il suffit cependant d’avoir suivi sans préjugé le film de la rencontre pour être convaincu, sans l’ombre d’un doute, que les gens de Tunis n’ont rien fait pour engager le dialogue.

Que la presse communiste accable le Gouvernement français, on s’étonnerait du contraire, mais que nos alliés et amis fassent preuve de réticences, de doutes même, sur notre bonne foi, cela est affligeant. Car il ne s’agit pas du seul cas de la France et du problème algérien, pas même d’une malveillance à notre égard, mais d’une sorte de paralysie mentale quand il s’agit de juger n’importe quelle révolte d’autochtones contre un pouvoir extérieur, si légitime qu’il soit.

Cela dit, il était donc parfaitement inutile de se livrer à cette confrontation avec tous les risques qu’elle comportait, si elle avait uniquement pour but de montrer à l’opinion notre bonne volonté et faire reconnaître nos droits. Les mieux disposés ne voient là qu’une manœuvre diplomatique, les autres une provocation !

Pour le reste de l’actualité, si l’on s’en tient aux seuls faits, force est de constater, avec les officiels qu’il n’y a rien qui porte à l’optimisme ; la proximité d’une nouvelle crise de Berlin, le naufrage de conférences qui devient la règle, la crise du Marché Commun, des nuages partout. Faut-il redire qu’on s’habitue au temps sombre et que tant de signes défavorables finissent par s’annuler.

 

Les Émeutes Rurales et le Problème Agricole

Les émeutes rurales en France ont attiré l’attention sur l’inextricable problème agricole et obligé à quelques réflexions sur une question que l’on élude, précisément parce qu’elle est insoluble. Le fond de la question est bien illustré par un tout petit entrefilet de journal : la République Fédérale allemande va vendre à la Chine populaire 1.800.000 quintaux de céréales ! L’Allemagne de Bonn, réduite à la moitié à peine de la superficie de la France, ayant 55 millions de bouches à nourrir sur un sol en large partie peu fertile, a des excédents de céréales à vendre ! On mesure par là ce que la modernisation de l’agriculture, avec les moyens dont on dispose et au rythme où elle se fait, peut accumuler des excédents  de toute nature. Or l’agriculture n’a pas les mêmes soupapes de sûreté que l’industrie. Celle-là aussi, grâce à l’automation, va créer un potentiel de production qui fait peur. Mais il y a ce que l’on appelle l’aide aux pays sous-développés, entendons par là que l’Etat industriel peut prélever sur le contribuable ou par l’inflation, les subventions nécessaires pour que ses producteurs puissent écouler leurs excédents sans acheteurs solvables.

Pour l’agriculture, cette façon d’opérer est beaucoup plus réduite. Sans l’aubaine exceptionnelle de la disette chinoise le blé et l’orge en silo dans le monde risquait d’y rester indéfiniment. Sans doute le Gouvernement de Pékin prévoit que les intempéries et les calamités naturelles vont continuer à sévir régulièrement, puisque ses contrats portent sur plusieurs années, mais les céréales ne sont qu’un point d’un ensemble. Il y a toutes les denrées périssables dont l’exportation est pratiquement limitée dans le temps et l’espace et qui pour la plupart sont d’un prix trop élevé, ou inconnues des consommateurs éventuels. Il n’est pas mauvais en soi que la question provoque de petits drames, car il ne faudrait pas qu’on laisse dériver l’affaire jusqu’à en provoquer de sérieux, ce qui à long terme est inévitable si l’on n’y prend garde.

 

La Question Agricole et le Marché Commun

C’est cette même question agricole qui menace la vie de ce pauvre Marché Commun qui soulève tant de passions qu’on a quelque peine à s’expliquer. Car enfin s’il a servi de stimulant à l’industrie du Monde libre pour se regrouper et s’associer, il n’a fait de mal à personne, et ceux qui n’en font pas partie en ont profité presque autant que ses propres membres, ce que montrent les statistiques douanières qui, elles, ne sont pas sujettes à caution. Il est un fait important : les Anglais ont pris subitement la question très au sérieux, et c’est avec une véritable stupéfaction que nous les entendons se passionner pour et contre l’adhésion de l’Angleterre au Marché Commun comme si leur propre existence était en jeu.

Au fond, la question pour l’Anglais n’est pas économique mais sentimentale. Après tant de replis de par le monde, allons-nous nous résigner à tout jamais à n’être qu’une petite île des côtes de l’Europe ? Nos frères de race, disséminés aux quatre coins des océans, ne vont-ils pas nous confondre avec les autres européens et se grouper eux-mêmes en un bloc particulier, comme déjà le Canada le propose à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande. La famille britannique ne se sentira-t-elle pas démembrée par ce mariage de l’aîné avec le continent ? Nous voyions jusqu’ici la question sous l’angle de l’intérêt et du calcul politique. Erreur. Il s’agit d’un déchirement affectif, d’un drame du cœur. C’est ainsi que, trahis par ce procès intime, on voit les plus flegmatiques s’emporter en des discussions maladroites dont la logique fait sourire.

 

Apaisement au Congo Belge

Il n’y a pas que des ombres au tableau et il faut, avec prudence sans doute, se réjouir de la tournure plus favorable de l’affaire du Congo belge. C’est M. Hammarskoeld qui nous y invite. L’O.N.U. qu’il incarne malgré les attaques des gens du Kremlin ou à cause d’elles, a pu éviter l’extension de la guerre civile et, si la tendance présente se confirme, un « modus vivendi » entre les factions congolaises est en vue. Ce serait pour Moscou l’échec majeur que nous avons toujours espéré ici, en dépit des vicissitudes.

L’agent de cette réconciliation congolaise a été le Suédois Sture Linner, ami de M. Hammarskoeld qui a remplacé l’Hindou Dayal que Kasavubu ne pouvait supporter. L’élimination de Dayal a été de la part de M. H. un acte courageux et risqué. Le succès de Linner a permis d’étouffer les susceptibilités de Nehru qui a fait là preuve de sagesse.

Mais il y a autre chose. Si Gizenka consent à négocier et à envoyer ses représentants au Parlement de Léopoldville, c’est que l’influence communiste à Stanleyville a perdu de son crédit. Et cela ne peut être dû qu’à l’influence de Nasser qui avec l’appui du Soudan, a coupé la route aux Soviétiques. Il a dû également persuader Nkrumah du Ghana qui a brusquement cessé de s’agiter contre Kasavubu. On s’explique ainsi la polémique entre Moscou et Le Caire que nous avons relaté ici. Cette polémique a d’ailleurs cessé, du côté russe. Krouchtchev a encaissé et le ton a radouci. Il ne faut pas par humeur perdre pied dans la Vallée du Nil.

N’avions-nous pas raison de dire à Krouchtchev qu’en face d’un levantin de la taille de Nasser, toutes ses ruses seraient déjouées ?

 

                                                                                            CRITON