Criton – 1961-06-17 – Retour de Voyage

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Le Courrier d’Aix – 1961-06-17 – La Vie Internationale.

 

Retour de Voyage

 

Dans le rapport que Kennedy a fait de son entrevue à Vienne avec Krouchtchev, on a retenu le mot « sombre ». Par-là, il n’a laissé à ses compatriotes aucune illusion sur les perspectives des rapports Est-Ouest. On le croit sans peine. A Moscou par contre, on a parlé d’un bon début ; cela pour rejeter la responsabilité des crises futures sur l’intransigeance américaine. La tactique n’a pas changé.

 

Le Laos et Berlin

Krouchtchev n’a d’ailleurs pas attendu pour reprendre l’offensive. Sur Berlin, qu’il a qualifié d’ « os dans la gorge » des communistes, il a lancé une note pour protester contre la venue dans l’ex-capitale du Président de la République fédérale et la réunion des commissions du Bundestag, visites rituelles qui n’avaient pas jusqu’ici soulevé d’objection. Mais surtout, à propos du Laos, qui était le seul point du communiqué de Vienne sur lequel un semblant d’accord avait été formulé, l’offensive du Patet Lao a brusquement fait ajourner la conférence déjà compromise. Bien qu’elle n’ait pas entretenu grand espoir sur tous ces colloques, l’opinion occidentale, aux Etats-Unis surtout, montre une certaine inquiétude. Le prestige du président Kennedy déjà touché par l’affaire cubaine en souffre. Si l’on ne comptait pas sur un miracle, on espérait que la personnalité du Président changerait, sinon le fond, du moins la couleur des relations russo-américaines. Kennedy n’a pas caché qu’il n’en était rien, ce qui fait honneur à la sincérité qu’on apprécie en lui.

 

La Conférence d’Évian

Il faut bien dire que l’évolution de la Conférence d’Évian préoccupe le Monde libre. Car l’affaire d’Algérie est aussi son « os dans la gorge » et que, malgré tout ce que le raisonnement le plus élémentaire apportait de démentis, on croyait à l’étranger que le Gouvernement français en viendrait à bout. Une certaine pudeur retient les observateurs de dire à ce sujet toute leur pensée. Cela est manifeste dans les commentaires. On se demande si, loin d’être réglé, le problème algérien ne va pas mettre en question l’équilibre de la France si difficilement rétabli et, dans le contexte actuel si indispensable à la cohésion occidentale. Que voit-on en effet ? Les pourparlers d’Évian se prolongent sans aucun signe d’accord possible.

Comme nous l’avions présentée, la tactique du F.L.N. est inspirée de la méthode russe et par les conseillers soviétiques, la négociation marathon qu’on ne rompt jamais sans jamais aboutir. Tant que l’adversaire n’est pas las, on montre une intransigeance totale. Dès qu’une menace de rupture se précise, on avance des propositions auxquelles l’autre s’accroche, assez prometteuses pour rendre espoir, assez vagues pour être esquivées dès que le but paraît proche et cela assez longtemps pour que, la situation ayant changé, les pourparlers perdent leur sens.

Ce qui étonne l’opinion étrangère, c’est qu’après tant de rencontres secrètes, d’allées et venues préparatoires, on ait engagé un dialogue aussi important avec le G.P.R.A. sans la moindre garantie de succès, même partiel. On mesure la gravité d’un échec et les avantages que les chefs de la rébellion peuvent en tirer, sans que leur responsabilité dont ils n’ont au surplus nul souci en soit affectée. Que ce soit au Congo, à Cuba ou ailleurs, les révolutionnaires sont toujours absous, quoi qu’ils fassent. A l’O.N.U. ou à Genève, les Occidentaux ont toujours tort, il en sera de même ici. Le problème n’est pas d’ordre moral, mais de fait. En Algérie, même le marasme économique né de l’angoisse du lendemain ; la machine ne continue à tourner que grâce aux investissements publics ; les initiatives privées se dérobent. Les deux communautés, européenne et musulmane, loin de se rapprocher, se dressent l’une contre l’autre avec des violences accrues des deux côtés.

Enfin, grâce à la trêve unilatérale, le F.L.N. retrouve son potentiel militaire, regroupe ses unités, reconstitue son ravitaillement alors qu’il était à peu près épuisé. Mais c’est surtout la perspective d’une défection générale des supplétifs musulmans recrutés par le commandement français qui peut en résulter ; des incidents comme la récente échauffourée de Paris ont vivement impressionné. On ne voit pas comment après avoir recueilli sans aucun effort de tels avantages, le F.L.N. n’attendrait pas tranquillement la suite.

 

L’Albanie

Heureusement, les choses ne vont pas mieux de l’autre côté du rideau de fer. L’affaire albanaise commence à s’éclaircir. La rupture entre Moscou et Tirana ne peut plus être scellée. Huit sous-marins russes de la base albanaise de Sassano ont quitté ce port et regagné ostensiblement la Baltique. L’attaché militaire albanais a été expulsé de Moscou, et l’attaché russe à Tirana rappelé. Les vivres promis par l’U.R.S.S. à l’Albanie sont coupés, et la famine s’étendrait dans le pays si les Chinois n’envoyaient pas des céréales qu’ils viennent d’acheter au Canada et en France ! Cependant, Hodja tient bon parce que jusqu’ici, comme nous l’avons vu, il est irremplaçable, faute de communistes de rechange en Albanie.

 

En Allemagne Orientale

En Allemagne orientale, Ulbricht n’est pas rassuré. Depuis la socialisation de l’agriculture, la situation alimentaire s’aggrave ; la carte de pommes de terre vient d’être rétablie, ce qui en dit assez. L’industrie ne va guère mieux. Les sabotages se multiplient. Le pays perd ses techniciens qui se réfugient à l’Ouest au rythme d’un millier par semaine et l’approvisionnement des usines dépend pour une large part des échanges avec l’Allemagne fédérale. Mais pour payer les marchandises que celle-ci envoie, les moyens font défaut, les crédits sont épuisés. Cet ensemble de faits est assez rassurant pour l’avenir de Berlin. Une crise violente, comme celle dont Krouchtchev menace, affecterait si fortement le ravitaillement de l’Allemagne orientale, qu’on peut espérer qu’il n’est pas pressé de la déclencher, c’est ce que pensent les Berlinois. La faillite du système d’en face est le meilleur garant de leur liberté.

 

L’Angleterre et le Marché Commun

On sait que depuis quelques mois on agite en Angleterre la question de l’entrée du monde britannique dans le Marché Commun. Le gouvernement MacMillan sonde l’opinion qui dans l’ensemble de la Métropole est favorable à cette association. Les trois quarts, disent les Gallups, ce qui montre l’évolution de l’opinion anglaise et surtout des milieux d’affaires. Mais cela ne suffit pas à pousser la Grande-Bretagne à sauter un tel pas. Pour notre part, nous n’y croyons pas plus aujourd’hui qu’hier. Il faudrait pour qu’un tel changement de la politique anglaise soit possible, des difficultés financières insurmontables. Sans doute, cette crise existe, la monnaie est de plus en plus discutée et s’affaiblie, elle était protégée par la crise du Dollar. Celle-là ayant pour le moment disparu, c’est la Livre qui se trouve à découvert. Mais la Livre en a vu d’autres et la présente situation n’est pas plus grave que les précédentes et l’on est mieux armé, semble-t-il, pour y pourvoir ; ce n’est pas demain que l’Angleterre cessera économiquement et financièrement d’être une puissance insulaire.

Au surplus, le Marché Commun lui-même, dans la mesure où il existe, vient d’être remis en cause, et cela par la France. Il n’est plus question d’accélération, au contraire ; le passage à la seconde étape prévu pour janvier prochain est subordonné par la France à l’application des clauses agricoles. L’Agriculture est l’obstacle majeur tant pour les Six que pour l’Angleterre si elle voulait s’associer à eux ; car dans ce cas le coût de la vie s’élèverait sensiblement, ce qui aggraverait encore les prix de revient anglais. Tous ces problèmes tournent en rond ; ils sont déjà presque insolubles en eux-mêmes ; confiés à des gouvernants et débattus par des experts ; on peut parier à coup sûr qu’ils le sont à jamais.

 

                                                                                            CRITON