Criton – 1961-06-10 – L’Envers du Décor

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Le Courrier d’Aix – 1961-06-10 – La Vie Internationale.

 

L’Envers du Décor

 

Les grandes rencontres au sommet, malgré toute la publicité qui les célèbre, ne suscitent pas grand intérêt. On n’en attend plus rien. Tant qu’ils causent, dit l’homme de la rue, on a la paix. Des entretiens de Paris et de Vienne, on ne peut en effet tirer d’éclaircissement : les problèmes demeurent en l’état. C’est déjà quelque chose. Ce point d’équilibre entre les protagonistes des deux Blocs finit par nuire autant à l’un qu’à l’autre. L’évolution la plus caractéristique de la géographie politique actuelle est certainement la croissance des non engagés. C’est à qui se dira indépendant et à égale distance des deux. Si vague qu’elle soit, se constitue une opinion neutre qui critique à chaque occasion les gestes des deux Grands, et cet état d’esprit gagne même les alliés, libre ou non, de l’un et de l’autre. La perte de prestige est égale pour l’U.R.S.S. et les U.S.A.

 

Krouchtchev et Nasser

Symptôme de cette évolution : la polémique inattendue par sa violence entre les Russes et Nasser. Celui-ci était déjà en tête des neutralistes, mais ses propos hostiles allaient d’abord à l’Occident, malgré la pluie de dollars, de marks, de sterling et même de francs, dont l’arrosent généreusement ceux qu’il insulte. Nasser ménageait Moscou à cause de la construction du barrage d’Assouan et surtout de l’armement qu’il en recevait. Pour des raisons qui nous échappent, Nasser a changé de ton et les Soviets organisent des meetings pour protester contre l’exécution en Syrie d’un chef communiste local. Il se pourrait que ce soit l’affaire du Congo ex-belge où les communistes et nassériens sont aux prises autour de Gizenka qui soit à l’origine de la crise. Peut-être le retard dans la construction d’Assouan ? On ne saurait dire.

 

Le Tiers-Monde et les deux Blocs

Le fait est que l’audience des Soviets dans le Tiers-Monde s’affaiblit. Ironie des choses, les Russes ont commis à cet égard les mêmes erreurs que les Américains. Les uns et les autres ont attirés chez eux des étudiants de couleur en grand nombre ; des témoignages qu’on recueille d’eux, la déception est générale. En Amérique, ils ont vu la discrimination raciale, non dans les lois, mais dans les mœurs. Ils y ont connu l’isolement moral et subi l’ennui des grandes institutions des U.S.A. ; en Russie, l’absence de liberté, la surveillance policière et la défiance des autorités, dès qu’ils ne subissaient pas passivement l’endoctrination. De surcroit, ils ont connu à Moscou et ailleurs, la médiocrité de la vie, la tristesse et la monotonie du monde communiste. La plupart ont eu le désir, parfois violent, de s’échapper.

 

Étalage des Difficultés en U.S.A. et U.R.S.S.

De plus, Russes et Américains ont fait, chacun à leur manière, étalage de leurs difficultés : aux Etats-Unis, la récession et le chômage, la crise du Dollar, le fiasco de Cuba, les multiples échecs des expériences spatiales. Les Russes aussi. Il n’est que de lire la « Pravda » et les « Izvestia »  pour être frappé d’un contraste. D’un côté l’exaltation grandiloquente de succès dont l’exploit de Gagarine est le plus spectaculaire. De l’autre, l’exposé de toutes les déficiences de l’organisation soviétique aussi bien industrielle qu’agricole. Les sorties de Krouchtchev contre les responsables de tous les scandales qui ont motivé tant de limogeages dans les hautes sphères ont bien plus frappé les observateurs neutres que l’étalage de réussites fondées sur des statistiques qu’on sait erronées. Pourquoi ces aveux ?

Sans doute l’autocritique fait partie de la morale communiste, comme le fair-play de celle des Américains : mais cela n’explique pas tout. Le monde soviétique est secoué par une crise grave et profonde, dont l’Occident ne se rend pas compte aveuglé qu’il est par la peur de la menace militaire et un certain complexe, aussi stupide que mal fondé, d’infériorité dans l’ordre de la justice sociale. Les non engagés, eux, qui n’ont rien à craindre de ces deux points de vue en sont bien mieux informés.

 

Les Échecs de la Politique Économique Russe

La politique économique de Krouchtchev n’a connu, depuis les réformes de 1957, que des échecs. Lorsqu’il a décidé de décentraliser la direction industrielle, et institué dans chaque région des Sovnarkhozes, nous lui avions prédit ici qu’il allait susciter entre ces bureaucraties locales, des rivalités qui paralyseraient la machine tout entière. Lisez la « Pravda », elle abonde en exemples de « Mestnichestvo », qu’est-ce à dire ? Une mine est située dans un district, l’usine non loin qui utilise le minerai est dans une autre. Les livraisons n’arrivent pas ; l’usine chôme ; le minerai s’accumule sur le carreau ou est expédié vers une autre destination. La plainte va à Moscou. Le Ministère se venge d’avoir été dépossédé de ses pouvoirs en faisant traîner la réponse. Prétexte d’ailleurs à des voyages agréables, mais dispendieux, des plaignants à Moscou, etc… Quant à la distribution des denrées alimentaires, on a vu dans notre précédent article à quelle invraisemblable anarchie elle a abouti, au profit exclusif des trafiquants du marché noir. Les récriminations affluent, et les journaux en font état bien sûr pour dire qu’on châtiera les coupables et que tout ira mieux demain. Comme il y a dix ans que cela dure, la masse est irritée ; la jeunesse s’agite et malgré les efforts, le gouvernement demeure impuissant. Le système ne fonctionne pas, l’autorité même est peu efficace.

Nous avons lu avec surprise que lors de son récent passage à Kiev, Krouchtchev avait été accueilli par Podgorny, le premier « Ministre », celui-là même qui avait été accusé au dernier Conseil par Krouchtchev d’être responsable du vol de la moitié de la récolte d’Ukraine, dans des termes sarcastiques ; Podgorny avait fait son mea culpa « Tu as raison, camarade Krouchtchev ». On crut à une disgrâce. Il n’en est rien. On se croirait sous Nicolas II.

 

Production et Distribution

Ce qu’il y a de plus clair, c’est que le système de production est affligé d’énormes gaspillages : l’inflation est considérable, faute de rentabilité des entreprises ; sait-on qu’il avait, avant la dévaluation récente, presque autant de roubles en circulation que d’anciens francs chez nous, le rouble étant censé en valoir 125, ce qui explique que malgré les prix exorbitants des denrées au marché noir, elles trouvent preneur aisément. Quant à la distribution, c’est là vraiment que la faillite du système collectiviste est totale. Il n’y a pas d’autre intermédiaire entre le producteur et le consommateur que le bureaucrate. Celui-ci, anonyme, irresponsable en fait, ne se soucie en rien du résultat de ses directives. En veut-on un exemple tiré des « Izvestia » ? L’administration, pour parer à la pénurie du lait, fait aménager un Sovkhoze pour l’élevage des vaches. Un décret ordonne aux Sovkhozes voisins d’envoyer leurs meilleures bêtes à ce nouvel établissement. Mais on a oublié que le préposé à la traite était seul. Il ne peut s’occuper de tant d’animaux qui dépérissent, alors qu’ils prospéraient chez leurs anciens maîtres. La production, au lieu d’augmenter, baisse encore ….

Il en est ainsi dans tous les domaines : échec de la mise en valeur des terres vierges dont nous raconterons un de ces jours les vicissitudes. Ce qui n’empêche pas les statistiques de s’enfler, on sait par quels subterfuges, tandis que le bétail meurt par millions faute de fourrage ; que malgré tous les records de production d’acier, les chantiers s’arrêtent, faute de poutrelles, etc… Seul le secteur privilégié, celui des engins spatiaux et de l’armement est servi à souhait, mais à quel prix ! Le citoyen soviétique s’en rend compte et lorsqu’on a l’imprudence de le convier à l’exposition britannique de Moscou, où des millions d’entre eux ont pu voir ce dont disposent les ménages anglais, il ne manque pas de comparer. Nos sympathisants ici devraient bien en faire autant.

 

                                                                                            CRITON