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Le Courrier d’Aix – 1961-06-03 – La Vie Internationale.
Au Jour le Jour
Une caricature d’un journal américain montre John Kennedy conduisant un char à deux chevaux, dont l’un est correctement attelé et l’autre en sens inverse ; le premier symbolise la politique intérieure, l’autre l’extérieure. En effet, sur le plan domestique, les choses vont mieux ; les industriels montrent un prudent optimisme, la récession est bloquée, le nombre des chômeurs diminue lentement. Par contre les échecs se succèdent en politique internationale, Cuba, Laos et maintenant les fameux incidents racistes de l’Alabama dont les incidences sont surtout sensibles sur l’opinion mondiale.
Les Incidents Racistes en Alabama
A vrai dire ces échauffourées de Montgomery, à la différence de celles de Little Rock, ne sont pas spontanées mais le résultat d’une provocation, celle des « pèlerins de la liberté » et d’un groupe minuscule, mais actif, de racistes américains arborant la croix gammée, résurrection sous une autre forme du Ku-Klux-Klan. Comme quoi, au nom de la liberté d’expression, on peut exposer une nation à de fâcheuses secousses. Le problème noir aux Etats-Unis, toujours latent, était en demi-sommeil. Il eut été prudent d’éviter tout ce qui pouvait le réveiller. Si légitime que puisse paraître moralement la croisade des noirs et blancs associés contre la discrimination, un gouvernement a le droit et même le devoir de poser des limites à l’activité de groupes subversifs, tout au moins dans l’ordre de l’action directe, dans la rue. Mieux vaut s’exposer à des critiques que de laisser éclater des drames, comme celui-là, qui portent une sérieuse atteinte au prestige américain.
Mais plus que les incidents de Montgomery, ce sont les brimades et vexations dont sont l’objet à Washington même, les diplomates de couleur accrédités auprès de la Maison Blanche, qui desservent la cause des U.S.A. C’est dans la Capitale que la non-discrimination raciale devrait être appliquée rigoureusement. Dans les deux cas, le pouvoir, qui en avait les moyens, a failli à sa tâche. La propagande adverse a beau jeu de s’en servir.
Pendant que se préparent les « sommets » de Paris et de Vienne, les Conférences végètent ou meurent, comme celle de Genève relative à l’arrêt des expériences nucléaires ; celle du Laos ne vaut guère mieux ; celle de Coquilhatville, entre leaders congolais, ne semble pas avoir apporté grande clarté sur l’organisation future du Congo ex-belge. A Evian, les préliminaires des entretiens sérieux ne sont pas plus encourageants.
La Conférence d’Évian
Comme le notait un commentateur italien, le problème demeure au même point qu’il y a trois ans et même davantage, avec cette différence que les solutions possibles qui sont permanentes, sont de moins en moins réalisables.
Il y en a trois. L’élimination de la rébellion, sa pacification militaire. Il eut fallu pour cela recourir à des moyens extrêmes au besoin, auxquels la France n’a pu se résoudre, ce qui se comprend d’une nation civilisée. Reste alors la partition à laquelle on n’a pas renoncé et qui vient d’être à nouveau évoquée comme un pis-aller, solution beaucoup plus périlleuse aujourd’hui, qu’elle n’eut été en 1957 quand elle fut suggérée. Ou enfin, l’abandon par étapes, c’est-à-dire l’alignement de l’Algérie sur le statut marocain ou tunisien, ce qui était possible alors dans des conditions relativement pacifiques, mais ne semble plus l’être aujourd’hui. Quant au mirage de l’association qui est au centre des discussions, en apparence du moins, qui peut avoir aujourd’hui d’illusions ? C’est en gros, le raisonnement type des observateurs étrangers qui, pour des raisons diverses, mais concordantes, sont tous pessimistes. La suite des pourparlers leur donnera-t-elle tort ? Souhaitons-le.
Le Procès des Espions en Albanie
L’Albanie n’a pas fini de nous intriguer. Voici qu’à Tirana un procès à grand spectacle vient de se terminer ; les principaux inculpés sont condamnés à mort dont l’amiral Teme Sejku, âgé de 39 ans, qui commandait la flotte albanaise, c’est-à-dire la flotte russe de la base des sous-marins de Sassano et qui avait, bien entendu, fait toute sa rapide carrière en U.R.S.S. Ce qui est curieux dans ce procès, c’est que ledit amiral, lorsqu’il fut arrêté avec d’autres militaires, était accusé d’espionnage au profit de qui… de l’U.R.S.S. ! Lorsque les débats se sont ouvert, il est devenu l’espion à la solde des Yougoslaves et des Grecs et agissait en complicité avec l’Amiral de la flotte des U.S.A. en Méditerranée. Naturellement, les inculpés ont fait leur autocritique et avoué tout ce qu’on voulait bien leur reprocher, y compris d’avoir préparé le renversement du régime communiste en Albanie, qui devait être suivi d’une invasion conjointe de la Grèce et de la Yougoslavie, appuyée par les canons de la flotte américaine. On voit d’ici le coup de théâtre de cette expédition militaire et les Etats-Unis si prudents en Extrême-Orient, se lançant en Europe aux portes de l’empire soviétique dans une pareille équipée ! Autre fait curieux. De ce procès auquel la presse occidentale n’a pas été conviée, comme de juste, ni la presse soviétiques, ni celle des satellites, n’ont parlé. C’était pourtant l’occasion ou jamais d’une campagne à grand orchestre contre l’impérialisme des U.S.A., le renégat Tito, le traître Caramanlis vendu à l’Occident et quotidiennement attaqué, pour d’autres motifs que ses prétendues visées sur l’Albanie. Or le silence est de rigueur. Étrange.
La Vie Quotidienne à Moscou
Les choses vont plutôt mal en Soviétie, et si des faits semblables à ceux qu’on expose là-bas, se passaient chez nous on craindrait une catastrophe. Nous avons relaté les mesures judiciaires prises contre les délits économiques, en particulier contre ceux qui faussent les statistiques, ces statistiques soviétiques qu’un spécialiste français considérait, il n’y a pas longtemps, comme rigoureusement valables. Ne parlons pas davantage des multiples mutations dans les hautes sphères, depuis le Ministre de l’agriculture, jusqu’à la plupart des dirigeants des provinces islamiques d’Asie. C’est à Moscou même, capitale et vitrine d’exposition de l’empire où tous les provinciaux viennent faire achat de ce qu’ils ne trouvent pas chez eux, que la crise agricole se manifeste avec une ampleur inconnue depuis quinze ans. Quelques détails ne manquent pas d’intérêt. Ils nous viennent d’Arrigo Levi, correspondant à Moscou et sont datés du 23 mai.
Faire ses provisions à Moscou est un choc, dit-il, aussi bien pour les communistes que pour les non-communistes les plus prévenus contre le régime. Ceux-là même n’imaginaient pas ce que peut être la réalité. On savait que les vêtements étaient hors de prix et de mauvaise qualité, qu’une paire de chaussures de femme coûte 30.000 francs, qu’un stylo ou une chemise de nylon est chose introuvable, mais on ne s’attendait pas à voir une queue interminable se former devant un magasin où se vendent de mauvaises chaussettes de coton marron, une autre, en cette saison pour acheter des concombres à 1.600 francs le kilo, ou des salades à peine fraîches à 1.200. La bataille pour le lait commence à huit heures et demie. De longues queues se forment devant le magasin encore clos. Il s’ouvre et se referme au bout d’une demi-heure sans que tous les clients soient servis. Deux ou trois jours se passent sans qu’on puisse acquérir du fromage ou du beurre ou de la viande. Au marché noir, celle-ci se vend de temps en temps à 2.000 francs le kilo avec les os. Dans les magasins d’Etat, elle coûte moitié prix, mais n’apparaît que lorsqu’elle commence à être gâtée. La distribution des denrées est quelque chose de mystérieux, des magasins s’ouvrent, paraissent bien approvisionnés, puis ferment sans qu’on sache pourquoi pendant des jours et parfois des semaines.
La place nous manque pour rapporter mille détails qui donnent une idée de l’invraisemblable anarchie du système. Nous les tenons à la disposition de ceux qui feignent de croire au paradis soviétique. Quinze ans après la guerre, quarante-quatre ans de régime collectiviste pour aboutir à cela !
CRITON