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Le Courrier d’Aix – 1961-05-27 – La Vie Internationale.
Dialogues Difficiles
Revenant sur ses promesses, le président Kennedy part en tournée. Après avoir pris contact avec ceux avec lesquels il était facile d’être d’accord, il aborde les rencontres difficiles.
Canada et U.S.A.
D’abord à Ottawa avec Diefenbaker. Le Canada se tient de plus en plus à l’écart de la politique américaine, et tant dans l’ordre économique que politique a cherché plutôt à accentuer les oppositions qu’à les atténuer. Le président Eisenhower, qui était allé lui aussi à Ottawa, n’avait pas recueilli grand avantage. Depuis, il y a eu les frictions entre les deux pays au sujet de Cuba et des mesures propres à donner aux Canadiens la direction des entreprises implantées dans le pays par les industriels des Etats-Unis ( ?). L’opinion américaine reproche au Canada de ne pas s’associer à l’organisation des Etats américains ; la frontière du Continent ne doit pas s’arrêter au Saint-Laurent, dit-on. C’est surtout pour convaincre Diefenbaker de partager les responsabilités du Nouveau Monde politiquement et financièrement, que Kennedy est allé voir son voisin. Celui-ci n’est pas homme à changer d’avis. L’accord entre eux deux n’a pas dû aller très loin.
Les deux K. à Vienne
Il va lui falloir aborder à présent des hommes encore plus difficiles. De Gaulle, puis Krouchtchev. Si l’entrevue avec le premier est unanimement accueillie avec faveur, il n’en va pas de même pour le second. Les avis sont partagés. Les uns considèrent qu’une prise de contact avec l’adversaire est indispensable pour sonder si possible ses intentions cachées et tout au moins pour ne pas mener le jeu diplomatique avec quelqu’un dont on ne connaît les réactions que par des rapports d’émissaires.
L’argument a son poids, bien qu’en fait, l’entrevue de Camp David avec Eisenhower n’ait pas servi à grand-chose et n’ait pas empêché le retentissant éclat du sommet manqué de l’an dernier à Paris. Le tête-à-tête de deux hommes prépondérants est toujours un risque ; l’antipathie ou la sympathie ne jouent pas grand rôle dans les rivalités d’Etat, mais quand la balance entre deux décisions est en équilibre instable, l’humeur peut avoir sa part. Il est rare au surplus qu’entre deux hommes de génération différente s’établisse une compréhension spontanée. C’est ici le cas, non seulement par la différence d’âge, mais aussi d’expérience et de formation. Krouchtchev fait partie des hommes d’avant 1914. Il avait alors vingt ans et ce sont ces années qui comptent dans la genèse du complexe mental. Au-delà, un homme, si doué qu’il soit, est toujours par quelque côté, fermé au présent. Dans le cas de Krouchtchev, on saisit actuellement les difficultés qu’il a à manipuler les Soviétiques pour qui la révolution de 1917 et l’ancien régime ne sont que des pages d’histoire.
La Position d’Infériorité des U.S.A.
Mais à côté de ces considérations psychologiques, il en est d’autres qu’on objecte. La position de Kennedy après de malheureux débuts, le désastre de Cuba, et la dérobade du Laos, est affaiblie en face d’un adversaire qui a mené les choses constamment à son avantage. La position de force est de son côté et il serait vain de chercher à le persuader du contraire. Certains adversaires du président Kennedy sont sévères. Cette rencontre de Vienne paraîtra un signe de faiblesse, disent-ils, et décourageront un peu plus les pays satellites soumis à Moscou, sans pouvoir fléchir la détermination de Krouchtchev dans la question de Berlin qui va fatalement être le point crucial des futurs débats.
Pendant ce temps, les conférences se poursuivent et malheureusement ne démentent pas les prévisions que nous faisions sur ce genre de colloques. L’impuissance des dirigeants à s’entendre sur quelque sujet précis est illustrée, si l’on peut dire, par la durée invraisemblable – plus de quinze mois – des pourparlers relatifs à l’admission de la Grèce au Marché Commun. Le débat qui n’a pu encore être conclu tourne autour de clauses minuscules, des affaires de contingents d’exportation de tabac et de citrons !
Le Putsch en Corée
La Corée du Sud est venue assez inopportunément compliquer la tâche américaine. Une junte militaire a pris le pouvoir au Premier Chang. Il ne faisait de doute pour personne que ce personnage équivoque qui avait remplacé Syngman Rhee ne donnait pas satisfaction aux Américains. Ceux-ci cependant, pour sauver la face, ont fait mine de réprouver le coup d’Etat alors qu’il était évident qu’ils n’y étaient pas étrangers. Les Américains sont partagés entre deux phobies : celle de paraître appuyer des dictatures et celle d’être obligés d’avouer que la démocratie n’est pas exportable dans des pays sans éducation politique, en Asie comme en Afrique. Cette oscillation leur a déjà coûté cher.
Pour n’en donner qu’un exemple, on sait que le dictateur de la République dominicaine Trujillo, en bons termes avec les Etats-Unis jusqu’à la révolution cubaine, a été solennellement condamné et boycotté sur instigation de Washington, à la Conférence des Etats américains, uniquement pour qu’on n’accusât pas les Etats-Unis de soutenir des dictatures comme celle de Batista à Cuba. Trujillo vient de se venger en signant un accord avec Fidel Castro. Les deux régimes pourtant opposés aussi radicalement qu’il se peut en idéologie se retrouvent dans leur hostilité aux yankees. Le même Castro vient d’offrir de restituer les prisonniers de l’aventure de Cochinos aux Américains en échange de cinq cents bulldozers. Cette transaction insolite a de fortes chances de réussir. Cette façon de ridiculiser l’invasion de Cuba n’est pas pour relever le prestige de l’administration Kennedy.
Les Problèmes Clefs de l’Économie
Deux graves problèmes dominent les discussions économiques et financières. D’un côté les grands argentiers du Monde libre, dont MM. Dillon et Baumgartner, discutent des différents projets d’élargissement des attributions du Fonds Monétaire International pour maintenir ou rétablir l’équilibre des paiements entre nations et éviter le retour d’événements comme la crise récente du Dollar et les sorties d’or des Etats-Unis. D’un autre côté, le colloque de Turin ou Table ronde de l’association pour l’étude des problèmes européens qui s’est occupé de l’automation et de ses incidences économiques et sociales. Deux problèmes fort différents mais qui ne sont pas sans lien. Nous n’entrerons pas dans les discussions techniques, mais nous pouvons situer les questions.
Dans le premier cas, différentes méthodes ont été présentes pour rétablir l’équilibre quand une nation, par suite du déficit de sa balance des paiements, voit celui-ci s’accroître et sa monnaie menacée. Elles consistent toutes en principe, à faire emprunter par le Fonds Monétaire au pays dont les réserves s’accroissent, comme l’Allemagne fédérale actuellement, et à mettre ces sommes à la disposition de celui où elles diminuent. Toutes se heurtent à la même difficulté. Le système, quel qu’il soit, fonctionnera si le courant est temporaire, il sera impuissant si le déficit des uns et l’excédent des autres se perpétuent indéfiniment. Un point, au surplus capital, divise les spécialistes. Y a-t-il ou non insuffisance des réserves monétaires internationales ? Ce qui revient à poser le problème de l’or. Car on ne peut augmenter les réserves sans réévaluer le métal ce qui est hors de question pour l’heure tout au moins.
Second problème, l’automation. Ses progrès accélérés qui bouleversent toutes les prévisions, ne vont-ils pas, d’une part permettre une production de certains biens, telle qu’ils ne pourront trouver, en contre-partie, une consommation solvable et peut-être même non solvable, faute d’utilisation possible immédiate, et d’autre part obliger les pays, même ceux qui ne connaissent pas le chômage et souffrent encore du suremploi, à des déplacements rapides de main-d’œuvre et à des réadaptations sur une large échelle, qui jusqu’ici se heurtent à des difficultés sociales insurmontables comme les Etats-Unis en offrent l’exemple, malgré la mobilité de leur propre main-d’œuvre. L’accroissement de plus en plus rapide du potentiel productif exige si l’on entend éviter l’inflation, un système de crédit international établi sur des réserves adéquates, ce qui nous ramène au problème numéro un. Si la base est fragile, une crise, économique celle-là, est inévitable à plus ou moins longue échéance. Comme l’éviter ? Par des méthodes classiques ou révolutionnaires ? C’est là que les marxistes nous attendent.
CRITON