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Le Courrier d’Aix – 1961-05-06 – La Vie Internationale.
Après l’Orage
Après une semaine explosive, la poussière retombe, comme disent les Anglais et l’on se demande en quoi les événements modifient les perspectives.
Pour l’heure, on est retombé aux problèmes pendants, Laos et Congo
Le Mélodrame Congolais
Que dire du Congo sinon que le mélodrame continue et que la situation à rebondissements ne s’éclaire pas pour autant. Tchombé, venu au rendez-vous piège de Coquilhatville, s’est laissé prendre et ses conseillers belges avec lui. L’O.N.U. marque un point puisqu’elle a été engagée à expulser ces derniers. Kasavubu aussi puisqu’il s’est assuré de la personne de celui qu’il avait embrassé à Tananarive, mais qui ne voulait pas déverser sur Léopoldville les revenus de l’Union Minière du Haut-Katanga. Quant à Gizenka, plus malin ou mieux conseillé, il s’est tenu dans son fief. Il sera difficile au général Mobutu de l’en sortir ou même de l’obliger à se soumettre au pouvoir central encore bien trébuchant. Cependant, il est rassurant de constater que la phase anarchique et sanglante paraît dépassée et que l’on en est revenu au palabres où les Noirs excellent et se complaisent.
Ne nous hâtons pas de conclure, car une quelconque conclusion n’est pas pour demain. Il y a en jeu, outre les rivalités de personnes, de gros intérêts financiers et aussi politiques. La guerre froide demeure latente en Afrique.
Armistice au Laos
Quoique toujours aussi tortueuse, l’affaire laotienne est moins tendue. Nous avons toujours été relativement optimiste à cet égard, pensant que les Russes et leur allié, Ho Chi Minh ne s’engageraient pas à fond, de peur d’ouvrir aux Chinois la route du Sud-Est asiatique, celle des matières premières, huile, étain caoutchouc. Les Soviets ont manœuvré à leur guise et tout s’est passé comme ils l’entendaient. Ils n’ont pas poussé l’offensive du Patet Laos jusqu’aux capitales, mais ont fait traîner les pourparlers d’armistice jusqu’au moment où leurs protégés se sont assurés d’une position stratégique les mettant en posture d’imposer leur solution. Ainsi ils ont contenu les Américains au bord de l’intervention, sans leur laisser de prétexte majeur pour y recourir, ce qui eut été le cas si les pro-communistes s’étaient emparés des deux capitales et avaient pris le pouvoir. En même temps, ils ont tenu les Anglais en haleine, leur promettant l’armistice pour le lendemain jusqu’au jour qu’ils avaient fixé.
Tout cela est fort bien joué ; une fois de plus les Occidentaux divisés sur le fond ont été paralysés et dominés. Ils devront accepter le fait accompli ; probablement un gouvernement dit neutraliste associant les deux princes beaux-frères Souvannah Phouma et Souphanouvong, l’un neutre appuyé par Nehru, et l’autre rouge soutenu par Moscou.
Cuba, suite
Pendant que Castro exulte et proclame, entre des discours-fleuves, la naissance officielle de la première République socialiste de l’hémisphère occidental, Kennedy digère l’échec de Cuba. A vrai dire, cela ne passe pas très bien. Après Eisenhower, Nixon, Truman, il a consulté jusqu’au vieux général Mac Arthur.
Les Soviets avaient suggéré à Castro de proposer, après sa victoire, une négociation avec Washington, Kennedy ne pouvait accepter, sans que cela parût une sorte de capitulation. Et effectivement, il a refusé. On ne négocie pas avec le communisme, dit-il ; il aurait pu ajouter seulement quand il est à nos portes. Mais il y a aux Etats-Unis mêmes, tout un courant d’opinion pacifiste. Des listes de signatures plus ou moins célèbres, circulent jusque dans le « New-York Times » pour demander la conciliation.
A l’étranger, les mêmes voix ne manquent pas. Dans son ensemble, l’opinion est gênée. Elle voit bien le péril, mais la manière forte lui répugne. On ne veut pas être accusé de n’agir que par intérêt et l’on craint de donner des arguments à tous ceux qui aboient à l’impérialisme yankee, surtout en Amérique latine. C’est aussi une question de conscience morale qui trouble beaucoup de citoyens. La voie que cherche Kennedy est d’associer les nations du continent américain à une action commune contre la menace du communisme implanté dans leur zone. Il a réussi déjà à faire exclure Cuba des délibérations secrètes de l’organisation des Etats américains, ce qui ne s’est d’ailleurs pas fait à l’unanimité. Certains dirigeants au Mexique, en Bolivie en particulier, craignent des mouvements d’opinion violents s’ils s’allient à Washington contre Cuba. Dans ces pays un malheur est vite arrivé aux gens en place. Par surcroît, Kennedy a des ennuis avec les exilés cubains. Ceux que l’on a écartés de la tentative de débarquement parce que pas assez démocrates, accusent les autres d’avoir échoué et veulent prendre leur place. Comme on le voit, c’est toujours « Gulliver enchaîné ».
Après Alger
Après l’euphorie qui a succédé à l’échec du putsch d’Alger, les commentateurs étrangers se préoccupent de l’avenir français. L’opinion la plus courante est que le drame a été grossi à dessein et que les objectifs des insurgés, si tant est qu’ils en avaient de bien précis, étaient moins ambitieux qu’on ne pouvait croire. Par contre, on se demande si sous l’apparente unanimité qui a fait échouer l’insurrection en France métropolitaine, ne couve pas un malaise assez profond pour contraindre le régime à un durcissement vers lequel il tendait déjà et si de nouvelles oppositions ne vont pas s’accentuer, qui pourraient venir de l’autre bord, des partis de gauche ou assimilés. On se demande aussi si l’influence de l’événement sera favorable ou non aux éventuels pourparlers d’Evian. Le problème étant le suivant : le F.L.N. n’exigera-t-il pas le retrait préalable des forces militaires d’Algérie et dans ce cas, comment pourra être assurée la protection des minorités. Beaucoup de points d’interrogation.
Le 1er Mai à Moscou
Moscou a célébré le premier Mai avec la parade militaire d’usage et les discours enflammés non moins rituels, mais cette fois sous le signe et en présence de Gagarine. Mais en même temps, tous les correspondants étrangers en U.R.S.S., même à Moscou, signalent la pénurie de denrées alimentaires, de viande, de lait, et même de pommes de terre et les longues queues devant les magasins. Justement après le 1er Mai, il n’y avait plus rien à vendre, pas la moindre saucisse, dit-on. Ce qui ne s’était pas vu depuis dix ans. On mesure par là le contraste entre ces bruyantes et d’ailleurs remarquables réussites scientifiques qui ont exigé un énorme effort et une habileté technique exceptionnels, et la gabegie où se débattent les autres secteurs, et particulièrement le secteur agricole qui va de mal en pis où le gaspillage est énorme et les résultats incertains.
Nous ne disons pas cela par dénigrement. D’ailleurs les faits sont là et parlent d’eux-mêmes. Si l’on relit l’histoire de la Russie avant la révolution, sous ses Tsars successifs, on constate à quel point ce mélange de prouesses et d’échecs, d’incurie et d’héroïsme, d’incompétence, et d’habileté, de laisser-aller et d’enthousiasme, marque les régimes et les hommes. Ce qui distingue les époques, c’est le degré de vigueur déployé par le despotisme qui a toujours régné et qui est, il faut bien le dire, indispensable à la cohésion de cet empire que toutes les tentatives de libéralisme, voulu ou subi, ont menacé de désagrégation.
CRITON