Criton – 1961-04-29 – Le Temps des Épreuves

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Le Courrier d’Aix – 1961-04-29 – La Vie Internationale.

 

Le Temps des Épreuves

 

Bonne semaine pour Moscou : Désastre à Cuba, Coup d’État à Alger. Les observateurs étrangers ne manquent pas de constater que c’est le Monde libre tout entier qui est atteint.

 

Échec à Cuba

Commençons par Cuba : Dès le début de 1960, les services secrets américains dirigés par Allen Dulles avaient confié à son adjoint Richard Bissell la préparation d’une opération contre Cuba analogue à celle qui en 1954 avait réussi contre le gouvernement du colonel Árbenz au Guatemala. Deux groupes d’émigrés cubains furent entraînés l’un au Guatemala, l’autre en Floride, cinq mille d’un côté, quatre de l’autre. L’expédition était prête en décembre, mais Eisenhower, son mandat prenant fin, ne voulut pas l’entreprendre. En mars, la situation exigeait une décision ; les armements russes arrivaient et en mai-juin, l’opération ne serait plus possible. Kennedy résolut d’agir, d’autant que le Président du Guatemala embarrassé de ses hôtes pressait le mouvement pour des raisons intérieures. Comme toujours, en pareilles circonstances, les avis des conseillers du président Kennedy étaient opposés : les uns dont Dean Rusk et Bowles étaient hostiles à une telle tentative ; les risques étaient grands et un échec aurait de graves conséquences.

Les services secrets et le Pentagone étaient d’avis contraire ; les leaders anti-castristes assuraient qu’une insurrection générale suivrait le débarquement. Il suffisait d’un soutien aéro-naval américain pour qu’un corps expéditionnaire de cinq mille hommes réussisse. Kennedy hésita et finit par se décider pour une formule de compromis afin de réduire les risques politiques de l’entreprise. Les insurgés seraient autorisés à attaquer, mais sans appui massif ni assistance d’un seul soldat américain. On leur donnerait seulement de petits bateaux de débarquement. Cela fut arrêté le 5 avril et l’opération eut lieu le 16, avec douze cents hommes seulement.

Cette demi-mesure fut fatale. Croyant limiter les risques, Kennedy les prenait tous. Celui d’un échec et par surcroit la responsabilité de l’affaire avec toutes ses conséquences. Au surplus, les espions castristes mêlés aux réfugiés savaient tout des préparatifs et Castro attendait à l’heure et au lieu prévu l’arrivée des insurgés. Voilà pour les faits, voyons les conséquences.

 

Conséquences de l’Échec de Cuba

Pour le jeune Président des Etats-Unis, au début de son mandat, c’est une catastrophe. Il ne se le dissimule pas, les Américains non plus. Aussi a-t-il cherché et d’ailleurs réussi à faire avec Eisenhower et Nixon une sorte d’union nationale ; avec élégance, les anciens responsables ont apporté leur appui aux nouveaux, montrant ainsi à la Nation que les responsabilités étaient partagées. Belle leçon de démocratie, soit dit en passant.

 

En Amérique latine

Bien entendu, tous les ennemis des U.S.A. se sont réjouis bruyamment, à commencer par ceux de chez nous. Voilà la revanche de Suez de 1956 ! Comme si le malheur des uns effaçait celui des autres. D’ailleurs, ils se trompent. La réaction des pays directement concernés par cette défaite, c’est-à-dire les dirigeants d’Amérique latine, n’ont pas du tout réagi comme nos pontifes le croyaient. Le monde latino-américain a pris peur. On vitupérait volontiers les Yankees quand on les croyait forts. En les voyant perdre la face, on se sent plutôt solidaires d’eux. On hésitait à condamner la révolution castriste, on ne voulait pas croire que Cuba était une tête de pont du communisme et que la forteresse était solidement tenue.

 

La Rencontre Quadros-Frondizi

L’attitude la plus significative est celle du président Quadros du Brésil. On se souvient qu’il avait accepté une invitation de Castro et qu’il avait déclaré qu’il ne tolèrerait pas qu’il soit renversé par la force. Aujourd’hui, tout au contraire, pendant que se déroulait l’affaire cubaine, les deux présidents Frondizi de l’Argentine et Quadros du Brésil se rencontraient à Uruguayana, La conclusion est nette, ce qui est rare en l’espèce :

« Brésil et Argentine orienteront leur politique extérieure en fonction de l’essence occidentale de leur civilisation et d’accord avec les responsabilités continentales qu’ils ont assumées ».

Traduit en clair : Pas de compromis avec l’idéologie de l’Est, et fidélité à la charte de l’Organisation des pays américains (A.S.O.) et au Pacte de Rio-de-Janeiro. De plus, ils repoussent « l’ingérence directe ou indirecte de facteurs extra-continentaux » et enfin ils approuvent le plan « d’alliance pour le progrès » proposé par le président Kennedy. Voilà qui fait justice des intentions neutralistes prêtées à Quadros que nous avions en leur temps contestées ici.

 

Le Coup d’Alger

Du coup d’Alger, nous ne retiendrons évidemment que l’aspect international. L’étranger demeure très sensible à tout ce qui trouble l’équilibre français que l’on considère toujours comme fragile et qu’on voulait croire enfin assuré. L’émotion est vive, excessive même sans doute, au sujet de ce que tous considèrent comme une aventure, mot qui constitue le titre de beaucoup d’articles. Aventure qui ne débouche sur rien. On s’accorde d’ailleurs, presque unanimement à la condamner non tant pour son caractère désespéré, que parce que l’on redoute l’ébranlement des structures françaises reposant aujourd’hui sur un seul homme ; le commentateur italien Guerriero ajoute :

« auquel la plupart obéissent mais avec qui personne, ou presque, ne collabore. » Quant aux responsabilités, il ajoute : « la faute est d’abord aux Américains qui ont poursuivi obstinément la destruction du « colonialisme » croyant pouvoir se substituer aux vieilles nations expérimentées d’Europe, dans les pays africains et asiatiques, en invoquant des principes : autodétermination, suffrage populaire, parlementarisme qui ne pouvaient s’appliquer à des peuples arriérés. Ils n’ont réussi qu’à détruire un équilibre quand même, déchainant une véritable révolution qui s’est retournée contre eux. Pour le seul profit des Soviets ».

Décolonisation menée, au surplus, avec une précipitation et une maladresse insignes, ce qui aboutit à une véritable débâcle en chaîne qui est malheureusement encore loin de son terme, ce qui explique, sans le justifier, le coup de tête des séditieux.

Bien d’autres commentaires seraient à retenir, en particulier celui qui remarque qu’il y a contradiction à demander à des soldats de se faire tuer, tout en invitant à la direction de la future république algérienne, les hommes mêmes que l’on combat. Mais tout cela ne change rien au fait, qu’on n’arrêtera pas le cours des choses qui ne dépend ni des hommes qui le poussent, ni de ceux qui cherchent en vain à le remonter. A Cuba comme à Alger, il semble bien qu’il soit trop tard.

 

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