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Le Courrier d’Aix – 1961-04-22 – La Vie Internationale.
Le Feu aux Poudres Cubaines
Nous y sommes ; la guerre à Cuba que les augures ne voyaient pas venir, malgré les multiples symptômes que nous signalions ici, risque de mettre la paix à rude épreuve. Le prestige soviétique est en cause et celui des U.S.A. ne l’est pas moins. A l’heure où nous écrivons les jeux sont faits ; les développements de l’affaire et leurs conséquences dépendent de l’issue des combats dans l’île.
Une Échéance prématurée
Il était clair que les conjurés anti-castristes devaient faire vite, plus sans doute qu’ils n’auraient voulu, car la désorganisation de l’économie cubaine qui pouvait soulever la masse contre le régime, n’avait pas encore assez fait sentir ses effets. Mais l’armement russe affluait et les insurgés se seraient bientôt trouvés en face d’une force difficile à affronter.
Les Dénégations de Washington
Le gouvernement Kennedy a naturellement décliné toute responsabilité. Cela ne trompe personne, mais comme les Russes et les Chinois avaient usé du même subterfuge en Corée et au Vietnam, ce genre de conflit par personnes interposées fait partie des fictions diplomatiques. Si l’on s’en réfère aux précédents, deux possibilités s’ouvrent ; ou bien Soviets et U.S.A. enverront à Cuba des « volontaires », ou bien ils se contenteront d’aider matériellement les deux camps. Comme la position stratégique des Russes leur est ici défavorable à cause de la distance, la seconde hypothèse paraît plus vraisemblable. Mais la menace d’une guerre véritable ne peut être conclue, menace que les Russes avaient évoquée l’an passé, justement à propos de Cuba. Les Américains n’y croient pas et ils ont probablement raison, mais l’alerte demeure. L’affaire cubaine relègue à l’arrière-plan les autres problèmes en question, ou plutôt, elle les enterre. Ni le conflit laotien, ni la Conférence sur les expériences nucléaires n’ont de chance de trouver de compromis. Il se pourrait même qu’elle influe sur les négociations algériennes éventuelles.
La Conquête de l’Espace
Avant cela, le héros du jour était le cosmonaute Gagarine. Les Soviets en ont tiré tout l’effet de propagande possible et l’imagination des foules a travaillé sur cet exploit. Faut-il mettre les choses au point ? Ce voyage de l’homme autour de la terre était prévu, les moyens techniques étant réalisés. Mais les perspectives en sont très limitées. Dans l’ordre stratégique, le lancement d’un satellite habité ne change rien à la situation existante. L’engin est beaucoup plus vulnérable que les missiles « Polaris » éjectées d’en-dessous de la surface de la mer, par un sous-marin atomique et même qu’un missile terrestre enterré ou mobile sur rail. Dans l’ordre humain, il s’agit là d’une performance à laquelle s’ajouteront d’autres.
Il est sûr qu’on ira dans quelques années sur la Lune puis sur Mars et Vénus. Les savants y trouveront leur compte d’informations, mais l’homme fort peu qu’on ne sache déjà. Des rochers et des déserts, peut-être une vie rudimentaire. Et après ? Ce qu’on appelle la conquête de l’espace n’a qu’un champ restreint par la durée de notre vie et les données physiologiques de notre organisme.
En effet, pour sortir du système solaire, il faudrait voyager à la vitesse de la lumière, ce qui est inconcevable ; même ainsi, pour atteindre l’étoile la plus proche, Alpha Centauri, il faudrait huit ans et demi aller et retour et cet astre n’ayant pas de planète, n’offre aucun intérêt. Il faudrait aller jusqu’à Tau Ceti et à la vitesse fantastique de la lumière, on mettrait vingt- quatre ans, aller et retour. Sans doute le progrès scientifique n’a pas de limites, mais le corps humain en a. Il ne semble pas qu’il puisse suivre. Et même s’il le pouvait, rien ne garantit que le voyage en vaudrait la peine.
Si l’on considère le prix énorme de ces tentatives actuelles et futures, beaucoup pensent que l’on pourrait les employer mieux au service de l’homme sur terre. Mais l’orgueil national n’y trouverait pas les mêmes satisfactions.
Le Procès Eichmann
Autre fait divers, le procès Eichmann et toute la mise en scène qu’il comporte. On comprend bien le but des Israéliens dans cette affaire : Faire réfléchir le monde sur le sort d’un peuple tant persécuté et que l’on menace encore dans sa patrie retrouvée, sur le droit absolu, qu’il a à vivre enfin libre et d’être protégé par toutes les nations contre l’hostilité de ses voisins. Fort bien, mais cet objectif sera-t-il atteint ? Les Arabes n’en seront guère impressionnés, le Bloc de l’Est encore moins, qui ne défendra Israël que si son intérêt l’y porte. Quant au Monde libre, il ne peut faire plus que ses moyens le lui permettent. Et l’évocation de tant de souffrances risque tout juste de retomber sur l’Allemagne d’Adenauer qui s’est employée de son mieux à en réparer l’injustice. Sur le plan de la politique internationale, ce procès nous semble une erreur. Les Israéliens eux-mêmes le sentent déjà.
Les Voyages Diplomatiques
N’oublions pas les rituels voyages : MacMillan à Washington, puis Adenauer et bientôt Kennedy à Paris et toujours les mêmes problèmes : l’Alliance Atlantique, le pont à jeter entre l’Europe des Six et la zone de libre échange des Sept ou Huit. On paraît attacher beaucoup d’importance à ces questions ; on peut se demander si elles en ont tant : l’Alliance Atlantique, l’O.T.A.N. existe même si en tant que force elle est inadéquate. Si comme il paraît la guerre nucléaire n’a pas lieu dans l’avenir prévisible, on peut sans risque en discuter les règles. Si par malheur elle survenait, l’Alliance se ressouderait par la force des choses, si toutefois le temps lui en était laissé, ce qui est peu probable.
Pour ce qui est de la rivalité des deux Blocs économiques opposés en Europe, nous avons pu voir, à la lumière des chiffres, que le commerce entre eux n’en était guère affecté, tout au contraire. Les hommes d’affaires s’entendent à tourner les barrières qui, au surplus, ne sont pas infranchissables. L’affaire est surtout politique et se résoudrait elle-même si elle était seulement économique, pourvu que la prospérité actuelle de l’Europe persiste. On dit que Kennedy a pressé MacMillan de sauter le pas et de se joindre au Marché Commun. L’obstacle majeur est à Paris et Kennedy espère l’écarter. Nous ne croyons pas plus à une éventualité qu’à l’autre. On ne voit guère l’Angleterre consentir à des sacrifices, ni de Gaulle changer d’avis sans y être contraint. Nous verrons.
Prévisions Difficiles
Au demeurant, supposons le problème résolu et l’Europe unie dans un même système douanier. Tout serait-il arrangé pour cela ? Rien n’est moins sûr. Ne verrait-on pas par exemple l’un des partenaires en tirer un profit accru aux dépens des autres ?
Voyons ce qui se passe six semaines après la réévaluation du Mark. Rien de ce qu’on prévoyait, la mesure se révèle inopérante ; l’afflux de devises en Allemagne continue. En un seul mois, elles ont augmenté de 1 milliard 300 mille marks et l’emballement de la conjoncture allemande se poursuit ; en février les exportations se sont accrues de plus de dix pour cent sur l’an passé et les importations ont diminué de deux. Pour renverser la tendance ou l’infléchir, il faudrait lever de nouveaux impôts, ce qui est impossible à la veille des élections, ou prendre des mesures restrictives comme de ralentir la construction ou de contrôler les prix, ce qui est incompatible avec le libéralisme du Dr Erhard. On discute beaucoup outre-Rhin sur la voie à choisir, sans savoir où l’on irait en la prenant. Qu’en serait-ce ailleurs ?
CRITON