Criton – 1960-01-23 – Le Passé et le Présent

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Le Courrier d’Aix – 1960-01-23 – La Vie Internationale.

 

Le Passé et le Présent

 

L’état d’âme de notre monde ressemble passablement à celui du ciel : gel et dégel, neige et soleil se succèdent sans transition et sans que les augures puissent prédire les variations. L’an 1959 s’était, comme nous l’avons vu, achevé dans l’euphorie, détente, prospérité ; les marchés financiers étaient au plus haut et les entreprises prévoyaient une année 1960 record. Il y avait quelques nuages qu’on ne voulait pas voir. Et brusquement, la tempête secoue les optimismes : 1960 sera une année difficile. La crise de notre Vème République n’est pas étrangère à ce revirement. La France, répétons-le, est la charnière de cet ensemble encore mal ajusté : il suffit que quelque chose se désagrège chez nous pour que les soucis reviennent partout.

 

Les Menaces de Krouchtchev

D’autres préoccupations évidemment s’ajoutent au trouble qu’on perçoit chez nous. Le discours de Krouchtchev d’abord où comme d’ordinaire, les intentions pacifiques alternent avec les menaces. Mais la dernière est précise : l’U.R.S.S. possèderait une arme d’une puissance destructive inconcevable. Et les imaginations des spécialistes vont leur train. Arme chimique, bactériologique, satellite chargé d’une bombe H ? Et puis l’annonce officielle d’un engin expérimental au milieu du Pacifique dans la zone de l’océan que les Etats-Unis regardaient comme leur domaine. Il n’en faut pas plus pour que la peur se réveille. C’est bien le but cherché avant la confrontation Est-Ouest de Mai.

En réalité, il n’y a pas là grand changement. Il n’y a même rien de nouveau qu’un épisode de plus à la guerre froide diplomatique, une date de plus dans la course indéfinie aux armements. Ce que Krouchtchev cherche, ou ses experts de la politique extérieure, c’est à reprendre l’initiative perdue pour la première fois avec la tournée d’Eisenhower en Asie. Il fallait réparer les dégâts résultant de la menace chinoise aux frontières de l’Inde et faire sentir aux peuples du subcontinent que c’est Moscou et non Pékin qui commande.

 

La Visite en Inde

Le Président Vorochilov va se rendre en Inde et préparer la visite prochaine de Krouchtchev lui-même. La position de la Russie est plus forte à New-Delhi que celle d’Eisenhower. Si l’Inde est attaquée, les Etats-Unis ne peuvent rien, car ils ne risqueraient pas une guerre nucléaire pour sauver un Nehru. Krouchtchev, lui, dira à celui-ci : moi, je vous protège. Si les Chinois préparent une invasion de vos territoires, j’ai les moyens de leur barrer la route. Et vous voyez bien que déjà ils n’insistent plus. Et l’Inde, qui est sans défense sérieuse, et qui ne peut et ne veut compter sur les Occidentaux, non sans de bonnes raisons, n’a d’autre ressource que de se fier aux bonnes paroles de Krouchtchev, même sans y croire. L’équilibre de l’Asie dépend des Soviétiques.

 

Le Barrage d’Assouan

Ils ont également décidé de mettre le gros prix pour barrer la route aux Occidentaux en Egypte. Ils ont offert à Nasser de se charger de la seconde tranche des travaux du barrage d’Assouan, et Nasser a accepté. Les Américains étaient sur place et faisaient des propositions. Le Dr Erhard devait arriver au Caire dans huit jours pour traiter de l’affaire. Les Russes ont enlevé le morceau et se sont même engagés à faire en cinq ans ce qui était prévu en sept ou huit. Il est probable qu’ils voudront que cette œuvre gigantesque soit un triomphe de leur technique. Cela leur coûtera cher, mais constituera un symbole de puissance. De plus, ils se sont offerts à réaliser l’édification des industries annexes que les Occidentaux comptaient entreprendre. Ils orienteront cette industrialisation à des fins qui serviront à Nasser pour s’étendre en Afrique et poursuivre la désagrégation de l’influence occidentale dans le continent noir. Et cela malgré  la campagne anti-communiste que Nasser poursuit, impavide, chez lui et contre les Irakiens. Peu importe à Moscou.

 

L’Accord des Soviets avec le Groupe De Beers

Dans un ordre d’idées voisin, on nous en apprend une bien bonne. On sait que l’U.R.S.S. a annoncé l’an dernier, la découverte en Yakoutie (Sibérie orientale), de gisements de diamants qui seraient les plus riches du monde. Eh bien, les Soviets viennent de conclure un accord par lequel ils confient la commercialisation de cette production à qui ? à la « Diamond Corporation », l’organisme du trust mondial des diamants, la De Beers, le plus puissant et même le dernier des monopoles capitalistes. L’histoire est moins stupéfiante qu’il ne paraît. Les Russes cherchent à s’insérer dans les courants d’échanges du Monde libre et à s’y faire une place. De plus, ils veulent tirer de leurs diamants le meilleur prix et s’ils entraient en concurrence avec la De Beers, les cours s’effondreraient. Enfin, ils risquaient de se heurter au boycott de la Compagnie qui tient non seulement la production et la vente, mais aussi la taille des gemmes, pour laquelle l’U.R.S.S. n’a pas de spécialistes. Ceux-ci, de formation très délicate, ne se trouvent qu’à Amsterdam, Anvers et à Tel-Aviv.

Les Communistes sont d’excellents commerçants qui savent s’associer aux capitalistes quand ils y trouvent intérêt et ceux-ci aussi sans doute. Le fait a son importance ; c’est tout un programme. On voit que l’argent n’a pas d’odeur, ni de couleur politique, pas plus à Moscou qu’à Londres. Prenons-en note.

 

Les Mémoires d’Anthony Eden

  1. Anthony Eden a éprouvé le besoin, pour se consoler de ses déboires de Premier Ministre, de publier ses mémoires, en particulier pour justifier son action à Suez en 1956. Il parle d’abord de son intervention dans la discussion franco-américaine qui a précédé le désastre de Dien Bien Phu en 1954. Nos lecteurs savent par nos chroniques de l’époque, que c’est Eden qui empêcha les Américains de sauver la place assiégée, et les mémoires d’Eden confirment exactement l’analyse des faits que nous donnions alors de ce triste événement qui fut le point de départ de nos malheurs outre-mer, comme il était, hélas, facile de la prédire.

L’histoire de cet épisode est d’ailleurs aujourd’hui parfaitement connue : la confusion des esprits, les hésitations, les conflits de personnes, aussi bien à Paris qu’à Washington, ont en effet permis à Eden de bloquer toute initiative et de conduire à la Conférence de Genève qui donna le Tonkin aux Chinois et nous évinça de Saïgon. Histoire qui répète à dix-huit ans d’intervalle le rôle que le même Eden joua en 1936 quand il permit à Hitler de réoccuper la Rhénanie et rendit inéluctable la guerre de 1939.

Les Anglais apprécieront peut-être le plaidoyer de l’ex-premier. Les Américains l’ont assez mal pris. Quant à nous … Les mémoires qui sont presque toujours un miroir déformant de l’histoire, ne servent pas souvent leurs auteurs.

 

Les Conférences de Londres sur Chypre et le Kenya

Les Anglais d’ailleurs, ont payé et continuent de payer le prix de leur politique. Ces jours-ci, ils avaient organisé deux conférences, l’une pour régler l’avenir de Chypre que l’accord de Zurich, l’an dernier, n’avait fait que dessiner ; ce qui est une faute, car ils avaient laissé de côté la question des bases militaires, l’appartenance du nouvel état au Commonwealth et autres détails d’importance qui se révèlent aujourd’hui plutôt épineux à régler ; jusqu’ici la conversation est sans résultat positif.

Une autre Conférence s’occupe de la constitution future du Kenya, et les Anglais n’ont pu réunir les Africains et les Blancs autour de la table. M. Mboya, le leader noir demandant l’indépendance immédiate qui rendrait intenable la situation des colons anglais – plus de soixante mille – qui ont mis en valeur le pays. La solution au Kenya ne paraît pas plus facile à trouver qu’en Algérie. Questions entre lesquelles existe une certaine analogie. Il ne semble pas que l’on puisse compter sur le temps pour arranger les choses ; au contraire.

 

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