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Le Courrier d’Aix – 1960-01-16 – La Vie Internationale.
Crise
L’actualité internationale ne manque pas de sujets. Tous intéressants : le triomphe de Nasser à Assouan, le voyage de MacMillan en Afrique noire, le Conférence économique des Treize à Paris, mais c’est évidemment la crise de la Vème République que l’on observe avec le plus d’attention à l’étranger, avec une discrétion et une impartialité qui traduit en quelque sorte l’embarras que ressentent les milieux internationaux partagés entre une hostilité presque unanime à la politique extérieure de la France, et la crainte d’un retour à l’anarchie politique. On semble se poser aussi la question. Que souhaiter ? Une France stable avec De Gaulle et aussi avec tous les dangers que cela comporte pour la solidarité atlantique, ou un retour à l’alliée sûre de jadis, mais faible et flottante dans sa direction ? On observe et on attend.
L’Opinion Étrangère et le Départ de M. Pinay
Nous en voudrions de prendre parti dans la querelle présente. Il nous paraît cependant intéressant pour nos lecteurs, sans doute comme nous-mêmes très perplexes, de donner un jugement composite tel qu’il ressort des appréciations extérieures.
On a salué avec satisfaction le redressement économique de la France, sans lequel aucune coopération fructueuse aussi bien en Europe qu’avec l’ensemble du Monde libre n’était concevable, – on fait par contre beaucoup de réserves sur l’assise financière de ce redressement. La dévaluation de 1959 a permis l’équilibre des comptes extérieurs. Mais cet équilibre ne saurait être durable si ne sont taries les sources d’inflation qui jusqu’ici l’avait rompu. Or de ce côté, on n’a rien fait ; les charges de la France ont crû au même rythme que par le passé, sinon davantage, et ces charges dépassent ses moyens. Le seul frein à ce retour d’inflation, c’était la confiance qui compense et masque les effets nocifs d’une situation à la dérive.
Cette confiance indispensable était symbolisée par un homme, M. Pinay. Sans doute, sa politique n’est pas exempte de critiques. Il n’a rien accompli de décisif, ni pour réduire le train de vie de l’Etat, ni pour réprimer les abus. Il a introduit prématurément une réforme monétaire qui ne pouvait être efficace qu’après une longue période de stabilité. Or la nouvelle monnaie a déjà perdu une fraction sur les marchés étrangers avant même d’avoir vu le jour. Enfin, on peut lui reprocher de manquer d’imagination et peut-être d’être mal au fait de l’évolution des tendances du monde moderne. Il n’en reste pas moins qu’il était le plus sûr rempart contre une nouvelle débâcle qui écarterait une fois de plus la France des courants d’échanges internationaux, alors que l’on cherche précisément à surmonter les obstacles qui les restreignent.
L’Énigme Française
Avec une politique extérieure qui tend à l’isolement sinon au neutralisme, et une politique économique que les pressions inflationnistes ramèneraient à une semi-autarcie, la France constituerait une sorte de goulot d’étranglement qui rendrait vaine toute construction multilatérale dans tous les domaines. Si notre pays n’occupe pas dans le monde actuel une place prépondérante, rien n’est possible sans sa collaboration. Qu’il soit faible ou fort, il est indispensable que sa politique tant économique que financière ou internationale, soit en harmonie avec celles des autres atlantiques. C’est ce qui explique les préoccupations, sinon l’anxiété, avec lesquelles ou s’interroge sur son avenir. L’étranger attendait des événements de 1958 en France une orientation politique bien définie, susceptible de rester rigoureuse et sur laquelle on pourrait compter. Il faut bien reconnaître que sa déception est la nôtre. Les contradictions, les ambigüités, les équivoques demeurent et les antagonismes de personnes accentuent cette confusion qui rappelle les années 1945-46 de triste mémoire.
Le Triomphe de Nasser
Ce n’est pas davantage un spectacle bien réjouissant que l’exhibition du colonel Nasser, flanqué du Roi Mohamed V, à l’inauguration des premiers travaux du barrage d’Assouan. Le chantage est décidément payant et le « héros » de Suez n’a pas manqué de s’en flatter. Russes, Américains, Allemands, Italiens, et même Français font assaut de libéralités pour donner à Nasser le grand ouvrage qui symbolise son rêve de puissance. S’il a dû avec les affaires d’Irak et l’opposition de Kassem, en rabattre de ses prétentions à l’hégémonie arabe, il a pu impunément fermer le Canal aux navires israéliens et construire sans bourse délier le barrage qui donnera à l’Egypte l’équilibre économique qui lui manque et sans doute, dans un avenir pas trop lointain, les usines d’armement qui lui permettront d’intervenir dans le Monde africain. Les Américains ont estimé qu’il ne fallait pas laisser les Russes seuls subventionner Nasser et en faire un otage. Les autres pays, en quête de commandes et de débouchés n’ont pas voulu être absents non plus. Cette politique peut se justifier d’un point de vue pragmatique. Il n’empêche que ceux qui font profession de fonder leur action internationale sur la morale et la bonne foi ne pourront plus se plaindre qu’on les suspecte. Qu’en aurait pensé feu Foster Dulles ?
La Tournée MacMillan en Afrique Noire
MacMillan a commencé son périple africain par une visite au Ghana où l’a reçu Nkrumah, le leader du panafricanisme ; l’accueil a été plutôt frais. Le dictateur d’Accra ne lui a pas caché son programme et ses ambitions et aussi le peu de cas qu’il fait des préceptes démocratiques enseignés à Oxford. Le Ghana deviendra une république et son appartenance au Commonwealth britannique sera subordonnée aux avantages financiers qu’il pourra obtenir de cette participation, plutôt symbolique à d’autres égards. Au fond, Nkrumah a dit avec quelque brutalité, ce que l’on dit à Dakar avec le sourire. Mais le plus curieux dans ce dialogue, c’est l’allusion que Nkrumah a faite à l’Union Sud-Africaine. Il a condamné le boycottage de l’Afrique du Sud préconisé par les Travaillistes anglais contre le gouvernement de Pretoria dont la politique d’apartheid ou de ségrégation raciale, rigoureusement appliquée, émeut la conscience des socialistes et même de certains jeunes conservateurs. Nkrumah ne considère pas du tout cette politique comme de nature à creuser un fossé entre les pays africains. Au contraire, il a parlé d’une visite éventuelle des dirigeants de l’Union Sud-Africaine à Accra. L’Afrique aux Africains, cela ne doit exclure personne que les colonialistes européens. Avec les autres, on peut s’entendre. M. MacMillan n’en est pas revenu. On le comprend.
Dire que nous n’en sommes pas surpris nous-mêmes serait trahir la vérité. Cette attitude n’est cependant pas inexplicable. De plus, d’un entretien avec des personnes qui ont vécu en Afrique, nous avons retenu cette opinion un peu cynique ; le mépris des noirs n’est nulle part plus marqué que par les dirigeants noirs eux-mêmes, quand ils sont évolués. C’est sans doute pour cela que Nkrumah se sent plus d’affinité avec les méthodes du Dr Verwoerd, qu’avec celles des Démocrates d’Occident.
La Conférence de Paris
Début à Paris de la Conférence économique qui doit décider du remplacement de l’O.E.C.E. par un directoire plus large qui comprendrait les Etats-Unis et le Canada. Les Anglais, avec leur obstination légendaire, s’acharnent à opposer l’Europe du Marché Commun à celle de la zone de libre-échange qu’ils ont créée, l’une et l’autre n’ayant de réalité que le nom et la bureaucratie qui veille à le justifier. Les Américains voudraient coiffer l’ensemble d’une organisation à 20. 18 de l’O.E.C.E., eux et le Canada, ce qui pourrait surmonter l’antagonisme des deux conceptions européennes, qui, en fait, est d’ordre politique plutôt qu’économique. Les Anglais pensent encore à Napoléon !
CRITON