Criton – 1961-09-16- Les Contradictions de l’Histoire

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Le Courrier d’Aix – 1961-09-16- La Vie Internationale.

LES CONTRADICTIONS DE L’HISTOIRE

 

La tension monte entre l’Est et l’Ouest, sans que le point de rupture, ou au contraire d’apaisement, paraisse proche. Dans son discours au peuple polonais, Gomulka a prévu la signature de traité avec l’Allemagne de l’Est pour décembre. Il ne l’a pas dit sans y être autorisé. Normalement, rien de décisif ne devrait se produire auparavant. D’autre part, Nehru a eu avec Krouchtchev des entretiens particulièrement longs. Il n’en est rien sorti qui l’ait rendu plus optimiste et entre temps, les explosions nucléaires russes se sont poursuivies. Enfin, les Soviets annoncent pour les jours qui viennent une série de lancements de fusées dans le Pacifique d’une puissance encore inégalée. Comme l’a reconnu Krouchtchev, pour les vaisseaux spatiaux de Gagarine et de Titov, ces engins ont plutôt un objectif militaire que proprement scientifique. La conquête de l’espace est en réalité un moyen de propagande et de terreur. Personne n’en doutait.

 

Le Nihilisme russe

En apparence, les deux camps se sont mis dans l’impossibilité de reculer sans perdre la face, cependant les Russes n’ayant pas d’opinion à ménager, peuvent s’ils le veulent, laisser durer les choses sans les brusquer ; c’est ce que chacun espère et qui paraît plausible. Mais il serait imprudent de s’en remettre à la raison ou à l’intérêt pour conclure à la paix. Nous avons affaire à des Slaves et il est bon de relire l’histoire du Nihilisme russe au temps des Tsars, de ses théoriciens et de ses terroristes qui sont à l’origine de la révolution et du régime actuel. La passion de destruction s’y montre dans toute sa gratuité aveugle et irrésistible.

Rappelons la phrase de Karl Marx en réponse à l’appel aux Slaves de Bakounine : « La prochaine guerre mondiale fera disparaître de la surface de la terre non seulement des classes et des dynasties réactionnaires, mais des peuples réactionnaires entiers. Cela fait partie aussi du progrès ».

Singulier progrès en vérité, mais on ne peut négliger de tels avertissements.

 

La Conférence de Presse du Général de Gaulle

Cela nous relie, assez curieusement, à la récente conférence de presse du Général de Gaulle. Les commentateurs étrangers ont apprécié la fermeté de ton relatif au problème de Berlin, mais pour le reste, on sent que l’attitude française au cours du débat de l’O.N.U. sur Bizerte, a considérablement affaibli le prestige d’une personnalité qui jusque-là était particulièrement écoutée et admirée à l’extérieur. Le ton désabusé de la fin du discours a frappé de tristesse, car on y a vu l’aveu intime d’un échec. Le drame est profond et dépasse même la stature d’un homme. C’est la déception de tous ceux qui, comme lui, croient à l’efficacité de la raison, du bon sens, de l’intérêt bien compris sur le déroulement de l’histoire et l’action des meneurs de peuples. Or, si l’histoire nous instruit, ce n’est pas tout, parce que nous lui trouvons un sens, mais au contraire parce qu’elle en a plusieurs et contradictoires, parce qu’il s’y trouve autant de logique que d’absurde, autant de passions frénétiques et inconscientes que de calculs méthodiques. Ce qui est plus grave, c’est l’erreur de croire à l’unité de l’homme, à préjuger d’après nos habitudes mentales d’occidental de la réaction des meneurs d’autres races, noires ou sémitiques en particulier. Cet état d’esprit que l’on qualifie chez nous de cartésien – un mot galvaudé à tort et à travers – mais qui veut bien ici qu’un Français se comporte avec les autres hommes comme s’ils étaient français, cette attitude, qui a sa grandeur, peut être à l’origine des pires mécomptes.

En bonne logique, on a de toute évidence raison, en pratique, les événements vous donnent le plus souvent tort et les conséquences en sont désastreuses. On est victime au fond d’une certaine idéologie qui, si séduisante et estimable qu’elle soit, ne répond nullement aux réalités et les lendemains sont cruels.

 

Le Congrès des T.U.C. britanniques

Nous disions récemment ici combien nous avions été frappés de la brusque mutation de l’état d’esprit des Anglais après l’érection du mur de Berlin. Le Congrès des Syndicats anglais, qui s’est tenu à Portsmouth, en apporte la preuve. Revirement complet de l’assemblée des Trade-Unions sur les résolutions de l’an passé. A une très forte majorité, les syndicalistes ont désapprouvé tout désarmement atomique unilatéral de l’Angleterre, pour lequel ils avaient voté en 1960. Ils ont de même souscrit au maintien des bases de sous-marins atomiques américains en Ecosse. Auparavant, ils avaient expulsé du sein de la T.U.C. le syndicat des électriciens d’obédience communiste. Ce qu’on appelle la gauche du leader Cousins a été complètement défaite et l’autorité de M. Gaitskell, constamment combattue par ces éléments, a été rétablie sans contestation sérieuse. Ainsi le gouvernement MacMillan n’a eu aucune peine à régler son attitude en conformité avec Washington et Paris.

 

Conséquences à Rome

Ce redressement de la solidarité occidentale a eu ses répercussions à Rome. L’ex-ministre des Affaires Etrangères Martini, a eu le courage de dénoncer les intrigues assez obscures qui s’étaient nouées entre le Gouvernement italien et les Soviets, à la suite de la visite à Moscou de Fanfani et Segni et des messages de Krouchtchev que l’on s’est refusé à publier malgré les pressions des milieux pro-atlantiques. On avait cru que l’heure de l’ “ouverture à gauche” avait sonné, quand on a vu, à Palerme, désigner comme président de l’exécutif de Sicile, un démocrate-chrétien. D’Angelo, grâce aux voix des socialistes neutralistes de Nenni. Depuis on s’est efforcé à ce qu’on appelle là-bas, des « éclaircissements », ce qui en réalité veut dire rendre la situation plus obscure encore et les choses paraissent devoir rester en l’état et le ministère actuel dit de « convergence » demeurer en place.

 

L’O.N.U. au Congo ex-belge

L’Afrique noire continue d’être effervescente et l’action de l’O.N.U. au Congo ex-belge n’est pas faite pour apaiser les revendications. Alors que dans la région de Stanleyville l’attitude de Gizenga n’est pas claire, l’O.N-U. a entrepris de réduire Tchombé à l’obéissance et de mettre fin à la sécession katangaise. On a eu recours à tous les moyens de pression et jusqu’à des accusations contre le Ministre de l’Intérieur d’Elisabethville, Munungo, de vouloir massacrer les représentants des Casques Bleus. Les manifestations se multiplient et cette province du Congo jusqu’ici calme et prospère, peut d’un jour à l’autre être à son tour en proie à la guerre civile. Beau résultat en vérité.

 

Nouveau Volte-Face de Bourguiba

Bourguiba a fait à nouveau volte-face et le voilà revenu à la raison et à l’entente avec la France et l’Occident. Du moins on l’espère. Contrairement à ce qu’il croyait, le succès remporté à l’O.N.U. n’a pas renforcé son prestige. Bourguiba est allé à Belgrade frapper amicalement sur l’épaule de Nasser, mais l’accueil a manqué de chaleur. Les neutralistes l’ont regardé avec méfiance. Au surplus, comme nous le disions, l’opinion tunisienne avait subi sans approuver ni comprendre, l’explosion sanglante contre Bizerte et la France, et malgré les appels de clairon l’homme de la rue n’avait nul désir de nous combattre. En outre, la situation économique déjà peu brillante se trouvait compliquée par la perte des revenus du pipeline de la Skirra et le commerce intérieur souffrait de l’état de tension. Enfin, les Américains avaient fait savoir à Tunis que la prolongation de la lutte obligerait les Etats-Unis à reconsidérer on leur aide. La réaction de Bourguiba, typiquement arabe, ne s’est pas fait attendre. Il a fait mine de prendre les paroles assez dures du Général de Gaulle pour une invitation à parlementer et a renversé la vapeur et la Nation a applaudi la manœuvre géniale du combattant suprême. Une histoire, celle-là, pleine d’enseignements, mais qui vient un peu tard.

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