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Le Courrier d’Aix – 1961-09-23 – La Vie Internationale.
LES OTAGES
Les Otages, selon le mot de Krouchtchev, ce sont les Européens. Ces pays, les Six, plus l’Angleterre et la péninsule ibérique, qui forment la petite pointe occidentale du continent eurasiatique aux mains du communisme ; ces pays, à la population trop dense pour un étroit espace, sont dans l’état présent ou seront dans un proche avenir absolument indéfendables, qu’ils possèdent ou non une force de frappe. C’est là une vérité d’évidence pour qui connaît, même sommairement, le niveau actuel de la technique militaire. Aussi Khrouchtchev nous a-t-il assénés avec sa grâce coutumière : « Vous serez anéantis ».
La Sauvegarde de l’Europe
Cela, jusqu’ici, faisait partie de la stratégie verbale d’intimidation et ne méritait pas qu’on s’en effraye. Aujourd’hui, il faut regarder l’hypothèse en face, ce qui est simple, et en tirer pratiquement des conclusions, ce qui l’est moins : essayons. En cas de guerre nucléaire donc, l’Europe pourrait être, dès l’abord annihilée par la masse compacte des fusées atomiques tirées de près ou de loin. Dès lors, l’O.T.A.N n’est-il pas inutile et même nuisible et ne faudrait-il pas envisager un plan hardi de désengagement de l’Europe, proposer quelque chose comme une neutralisation, si l’U.R.S.S. toutefois l’acceptait, étendue à toute l’Europe de l’Est, comme de l’Ouest ? Ne faudrait-il pas, en cas de conflit nucléaire, laisser en tête à tête les deux antagonistes, l’U.R.S.S. et les U.S.A., les autres n’étant que des « otages ».
Nous nous excusons de faire ici les Cassandre : si l’on ne repense pas dans les mois qui viennent, de fond en comble, la stratégie occidentale, on va assister à la désintégration par étapes, du système périmé de l’O.T.A.N. On a vu déjà ce qui se trame en Italie ; les démonstrations de Trafalgar Square nous préparent à d’autres coups et que prévoir de la Sixième République Française quand elle sera ? Le fond de l’objection sera simple : pourquoi nous exposer lors que notre concours est sans valeur, que les Américains sur notre sol seront comme nous sacrifiés inutilement alors qu’ils seraient précieux outre-Atlantique.
Les Arguments
Envisager le désengagement de l’Europe, c’est faire le jeu de Moscou, dit-on ; c’est justement à cela que tend Khrouchtchev par sa tactique d’intimidation et de menaces apocalyptiques. En réalité, il ne fera jamais la guerre atomique, sachant fort bien que le blessé ou le cadavre russe serait dévoré à bref délai par les fourmis bleues de Pékin. Peut-être. Mais faut-il s’appuyer seulement sur le raisonnement et le bon sens ? Ne faut-il pas tenir compte aussi du Moujik ivre que porte en lui le russe militaire ou civil, et qui tient en sa main la bombe de cent mégatonnes.
Un désastre ce serait la désintégration progressive de l’O.T.A.N., par défection successive. Une révision de la stratégie militaire par contre, déterminée d’accord par l’ensemble des alliés de façon à offrir à l’adversaire éventuel la moindre cible, serait au contraire très opportune. Malheureusement nous n’y croyons pas, les institutions ont la vie dure et ne se réforment qu’insensiblement.
Les Abris Atomiques aux U.S.A.
Une dernière observation. Qu’ils croient ou non à la guerre nucléaire, les Américains s’y préparent ; 22% de la population dispose ou disposera bientôt d’abris contre les retombées radioactives, et les points stratégiques essentiels seront protégés des explosions elles-mêmes. Rien de semblable en Europe, ni en U.R.S.S. d’ailleurs. Le coût de l’opération la met hors de portée de nos Etats. Au surplus, les Etats-Unis souffriraient de l’anéantissement de l’Europe. Au cas où, comme nous le pensons, ils sortiraient vainqueurs de la lutte, ils auraient besoin d’une Europe préservée pour les aider à panser leurs blessures, ce qui serait assez vite fait.
Donc ce qui serait nécessaire, si l’on peut espérer négocier quelque chose avec l’U.R.S.S. ce n’est pas de traiter de l’affaire de Berlin seule, ni même du problème allemand, mais de l’ensemble du problème européen – Ouest et Est compris. Mais quel homme d’Etat actuel a assez de clairvoyance et d’autorité pour le faire ? Hélas… ce serait cependant plus important pour notre survie, que la reprise du sport politique, l’article 16 ou la motion de censure qui, dans les perspectives du drame des années 1960 rappelle trop Byzance ou Courteline.
Le Drame du Congo ex-Belge
On avait eu un moment d’optimisme au sujet de l’ex-Congo belge. Cette malheureuse affaire n’a pas fini d’inquiéter. L’action de l’O.N.U. qui avait pour mission de rétablir l’ordre, a provoqué la guerre au Katanga dans des circonstances aussi obscures qu’invraisemblables et a eu pour résultat de diviser les gouvernements qui la composent, au sein même de l’alliance atlantique. Les Etats-Unis et l’Angleterre, en effet, se sont trouvés en conflit ; la France qui se méfie de l’institution, appuyant le point de vue britannique.
Les Américains en effet, avaient deux objectifs : complaire à la majorité des afro-asiatiques en poussant l’O.N.U. et son Secrétaire Général à faire l’unité du Congo ex-belge sous l’autorité d’un gouvernement neutraliste celui d’Adoula et par là même mettre fin à la sécession de Gizenka qui aurait eu pour conséquence de mettre au cœur de l’Afrique un état d’obédience communiste. On avait réussi, au moins en principe, à accorder Gizenka et Adoula, le premier devenant ministre se ralliait de ce fait à un Congo unitaire ; mais cela ne pouvait durer que si l’on mettait Tchombé au pas et que la sécession du Katanga prenait fin ; l’intéressé n’ayant pas voulu se laisser convaincre, on eut recours à la force. Cette expédition militaire avait été appuyée par l’apôtre du pacifisme. M. Nehru lui-même dont les ambitions en terre d’Afrique orientale sont bien connues. Aux Gurkhas hindous, vaillants combattants, on avait adjoint des Irlandais et quelques Suédois. L’expédition a mal tourné et le sang coule. Les Britanniques hostiles à tout emploi de la force sont intervenus. Ils étaient légitimement inquiets d’un précédent qui aurait permis à la nouvelle majorité de l’O.N.U. d’intervenir par la force partout où les choses n’étaient pas de son goût, ce qui, comme nous l’avons dit précédemment, pouvait comporter des expéditions en Angola, au Mozambique portugais, voire en Rhodésie britannique, au Sud-Ouest africain sous contrôle de l’Union Sud-Africaine et dans le pays même en cas de trouble.
Violation de la Charte ?
Au surplus de quel droit l’O.N.U. pouvait-elle prétendre imposer le renvoi d’un gouvernement régulièrement élu ou tout au moins accepté, comme n’importe quel autre gouvernement africain, par la population du pays. L’argument selon lequel le reste du Congo ex-belge n’est pas viable sans l’apport des richesses du Katanga, est fallacieux. Le Congo ex-français, le Gabon et la République Centre Africaine sont des Etats qui vivent normalement indépendants et séparés et ne sont pas plus riches cependant que les provinces voisines du Congo ex-belge.
La sécession katangaise est parfaitement légitime en droit comme en fait. Le Congo ex-belge comme les autres territoires coloniaux avaient des frontières tracées au hasard de l’exploration et rien, ni ethniquement ni géographiquement, ne destinait le Katanga à être réuni à la Province de Léopoldville ou à quelque autre de l’immense Congo belge. On a parlé de violation de la Charte par l’O.N.U. même et non sans raison. Dans quel état moral se retrouvera l’O.N.U. après le drame ? Ne finira-t-on pas par accepter le système soviétique de la Troïka qui, au moins, a le mérite de paralyser l’institution. Sinon, après la disparition d’Hammarskoeld, on aura un Secrétaire Général de couleur, un hindou peut-être. On devine où cela mène.
CRITON