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Le Courrier d’Aix – 1962-06-09 – La Vie Internationale
Comme pendant la précédente, cette semaine est dominée par les problèmes économiques. La politique, avec ses conférences, ses débats, ses discours et ses visites d’hommes d’Etat, suit son cours habituel sans marquer de changements notables.
Après l’Orage Boursier
Après les violents remous des bourses de valeurs, les échanges se sont plus ou moins équilibrés ; la panique était injustifiée, un retour à l’optimisme tout au moins prématuré. Les avis diffèrent à New-York, et sur les causes de cette alerte, et sur les moyens d’en prévenir le retour. L’administration Kennedy soutient, chiffres à l’appui, que la situation des Etats-Unis est saine, que les progrès sont modestes mais incontestables et qu’il ne s’est agi que d’une correction un peu brutale, mais normale, d’une hausse exagérée des cours que seule la perspective d’une inflation continue pouvait justifier. L’équilibre du budget, la stabilité des prix, la contraction des marges bénéficiaires des industries commanderaient une évaluation plus raisonnable du rapport entre les bénéfices à attendre et la capitalisation des affaires, ce qui s’est produit.
On admet cependant qu’il faut agir de quelque manière pour relancer l’expansion. Les démocrates préconisent une réduction des impôts directs, même au prix d’un déficit budgétaire et une politique plus hardie dans l’ordre social et des travaux publics. Mais le Gouvernement craint, avec raison, qu’un tel programme ne se traduise par un autres accès de faiblesse du dollar et de nouvelles sorties d’or, quand la monnaie américaine a encore besoin d’un soutien constant sur les places étrangères. Les républicains voient dans la faiblesse récente de Wall Street, l’expression d’une crise de confiance entre l’administration Kennedy et le monde des affaires et de la crainte d’une intervention perpétuelle de l’Etat dans la formation des prix, c’est-à-dire une atteinte au système de libre entreprise comme l’a montré l’opposition de Kennedy au relèvement du prix de l’acier. Il faut donc rétablir la confiance en laissant les entreprises définir leur politique comme elles l’entendent. La prospérité est à ce prix.
On voit par ces réactions reparaître un vieux débat, toujours le même, entre ceux qui croient à la règlementation et ceux qui la repoussent. Les uns et les autres ont à la fois tort et raison, chacun a un point de vue différent. Ce qui est sûr, c’est que les possibilités d’action du gouvernement sont actuellement très limitées, parce que l’essor de l’économie américaine est freiné d’un côté par la fragilité du dollar, de l’autre par l’écart considérable entre le niveau de vie aux Etats-Unis et chez leurs concurrents. Il faut le répéter, car dans les polémiques entre partis, on taît bien souvent l’essentiel.
La Hausse des Prix de l’Alimentation en U.R.S.S.
Comme pour faire pendant à la crise boursière américaine, l’U.R.S.S. a eu son coup de théâtre : la hausse par décret du prix de la viande de 30% et du beurre de 25% à partir du 1er juin. A en juger par les arguments embarrassés des dirigeants pour justifier pareille mesure, on devine quelle surprise désagréable elle a pu être pour les travailleurs soviétiques. Comme prélude à la réalisation du communisme annoncé à grand bruit par le XXII° Congrès, on attendait autre chose.
Aperçu du Prix de la Vie en U.R.S.S.
La hausse ainsi décrétée, met en fait les bas morceaux de bœuf à 1.100 anciens francs le kilo et le beurre à 2.000 au cours du change. Ces mesures ne toucheront, comme toujours, que les acheteurs les plus pauvres, car dans les magasins d’Etat, on ne trouve que la qualité inférieure, quand il y en a, avec le gras et les os. Les bons ne se trouvent qu’au marché kolkhozien ou au marché noir à des prix au moins doubles.
Si cela peut intéresser nos lecteurs, voici les prix pratiqués à Moscou, relevés au 1er juin par Arrigo Levi : veau sans os au marché libre 3.200 le kilo, sucre 560 qui a baissé de 5%, les tomates 5.500 le kilo, les œufs 70 francs pièce, les oranges 800 frs le kilo (et l’on faisait ce jour-là la queue pour en avoir), la salade 1.100 le kilo, les concombres 2.400. Ces prix à mettre en regard d’un salaire moyen mensuel – chiffre officiel – d’environ 38.000 anciens francs, (70 roubles à 538 anciens francs).
Pour faire accepter ces nouvelles hausses, Krouchtchev en rend responsable les Américains qui obligent les Russes à consacrer des sommes énormes à l’armement. Si ce n’est la faute des U.S.A., c’est bien, en effet, la course aux armements qui est la cause de cette décision, ce qui confirme ce que nous disions précédemment sur son coût croissant, pour ne pas dire vertigineux.
Les Américains peuvent s’offrir des canons et du beurre, les Russes pas.
Le Relèvement du Prix Payé aux Producteurs
L’autre raison invoquée par Krouchtchev pour justifier la hausse des prix de la viande et du beurre est la nécessité d’offrir aux paysans un prix plus élevé pour ces produits afin de les inciter à produire davantage et amener l’abondance promise, c’est-à-dire que l’Etat les payera plus cher, mais que le consommateur devra faire les frais de l’opération parce que l’Etat ne le peut pas, sans réduire ses dépenses pour l’industrie et l’armement. Reste à savoir si, comme le promet Krouchtchev, cette rémunération supplémentaire va développer la production au point de supprimer le marché noir. Jusqu’ici, en effet, au prix où les kolkhoses vendaient leurs produits à l’Etat, ils le faisaient à perte. Plus ils produisaient plus la perte était élevée, la quantité supplémentaire ne compensant pas le manque à gagner initial. Or, si maintenant les paysans peuvent augmenter leurs salaires en produisant davantage, il faut que l’Etat leur en donne les moyens, sous forme d’engrais et de machines agricoles et cela suppose des investissements considérables qu’il faudra faire au détriment des autres branches de l’industrie, sinon, il est à craindre que ce tour de vis supplémentaire, surtout si l’on tient compte de l’accroissement annuel de la population à nourrir, ne change pas grand-chose dans l’avenir proche.
Le Crépuscule des Grands Hommes
En tout état de cause, cet événement contribuera à l’affaiblissement du prestige de Krouchtchev, déjà sensible comme nous l’avons vu à d’autres signes. C’est d’ailleurs ce qui caractérise la phase actuelle de la politique internationale : le crépuscule des grands hommes, jeunes et vieux, atteints l’un après l’autre dans l’opinion éclairée par leur impuissance et leurs échecs. Kennedy, MacMillan, Adenauer, Krouchtchev pour n’en pas nommer d’autres.
Les Discussions en Chine
Il faut y ajouter les dirigeants Chinois que la tragique disette du pays a atteints et qui, dit-on, se déchirent entre eux : Mao Tsé Tung qui depuis longtemps déjà demeure une figure et un mythe mais ne paraît plus exercer grand pouvoir ; Chou en Laï qui représente la faction modérée et qui a imposé l’arrêt du bond en avant et Liou Shaï Chi, considéré comme un dur, qui a dû s’incliner devant les conséquences de l’échec des « communes du peuple ». Ces crises internes répétées dans le bloc de l’Est ont eu pour effet d’atténuer les soi-disant divergences doctrinales dont on ne parle plus que dans les discours officiels – pour ne pas les laisser oublier des militants. Krouchtchev vient de publier, sans réaction du côté chinois, sa réconciliation avec Tito qu’il a même invité à faire un séjour en U.R.S.S. tandis que les dirigeants albanais, qui se font plébisciter en ce moment, continuent tranquillement à invectiver les révisionnistes Tito et Krouchtchev toujours mis dans le même sac. La phraséologie coule à plein bord, le disque de la propagande continue de tourner mais les préoccupations sont ailleurs : que sera la récolte ? Mangeront-ils ?
CRITON