Criton – 1962-06-02 – La Baisse des Marchés Financiers

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Le Courrier d’Aix – 1962-06-02 – La Vie Internationale

 

Si l’on exempte le drame qui accable la France, les nouvelles d’ordre politique dans le monde sont de plus en plus négligeables. Les deux grands s’accordent une trêve et les querelles des petits en subissent l’effet.

 

La Baisse des Marchés Financiers

Par contre, dans l’ordre économique on ne peut négliger la tourmente qui secoue les marchés financiers, celui de New-York en particulier, imité ou suivi par tous les autres. Une tradition bien établie fait de la bourse des valeurs un baromètre. Lorsqu’il est comme aujourd’hui à la tempête, cela signifie que les progrès de l’économie sont remis en question et que les plans les mieux établis devront être révisés avant même d’être mis en train. Cela signifie aussi que l’on ne dirige pas à volonté le développement de la production et des échanges et cela quel que soit le régime économique. S’il y avait une bourse à Moscou et à Pékin on peut être sûr qu’elles plongeraient comme les autres.

Comme toujours en pareil cas, il est intéressant de suivre l’avis des augures : tous étaient optimistes il y a à peine un mois. Pris de surprise, leurs prévisions sont embarrassées et leurs explications plus encore. Aux Etats-Unis, on s’efforce de montrer que les affaires demeurent favorables, qu’il s’agit d’une panique du public provoquée sans doute par la querelle de Kennedy avec les dirigeants des aciéries, que tout rentrera dans l’ordre après les élections de novembre. Il se peut. Mais il serait puéril de croire qu’un mouvement de ce genre n’a pas des causes plus profondes.

La moins discutable, comme nous l’avons répété ici, c’est que l’élan frénétique donné à la production en vient maintenant à dépasser les débouchés possibles. Les usines américaines ne tournent qu’à 70% de leur capacité. Les européennes qui avaient un fort retard, butent l’une après l’autre sur cet excès de possibilités. C’est l’Allemagne fédérale qui a été la première touchée, les autres suivront. Le Japon déjà serre les freins. Le résultat le plus concret de cet état de choses est l’exaspération de la concurrence, c’est à qui déversera sur le voisin, fut-ce à perte, le trop plein qu’il ne peut placer.

A cela, les optimistes répondent : les besoins sont illimités. Certainement, mais il leur faut le temps de prendre conscience et forme, et surtout d’assurer leur financement. A moins de s’abandonner à une inflation sans frein, ce qui ne ferait que reculer l’heure des catastrophes comme on le voit dans les pays à essor désordonné, le Brésil par exemple, il ne faut pas anticiper sur les capacités d’absorption de la production qui sont irrégulières et imprévisibles.

 

Les Mouvements Sociaux en Europe

On s’est interrogé aussi sur les raisons des mouvements de grève qui s’étendent un peu partout. Raisons politiques sans doute, comme en Espagne et au Portugal, au moins pour une part. Mais ailleurs ? N’est-ce pas plutôt que les organisations syndicales sentent qu’il est urgent de profiter de la haute conjoncture pour s’assurer des avantages irréversibles avant que le vent n’ait tourné lorsque  le ralentissement du progrès rendra les revendications impossibles à satisfaire.

 

Les Grèves en Espagne

Même en Espagne, le caractère politique des grèves a été exagéré. La condition des travailleurs y était particulièrement défavorable, mais cela ne tient pas au régime. Elle l’était avant et l’est restée parce que la productivité y est basse, les capitaux rares, le pays isolé des grands courants commerciaux par la médiocrité de ses ressources et surtout par la qualité des hommes, les cadres plus encore que la main-d’œuvre.

C’est seulement depuis quelques mois que le monde extérieur financier s’est intéressé à l’Espagne. Après une longue stagnation, le progrès l’a gagnée, modeste mais certain. Il est normal que les travailleurs en exigent leur part. Il aurait été plus sage d’attendre un peu pour ne pas décourager un afflux de capitaux étrangers qui commençaient à prendre confiance. C’est ce qui explique les hésitations du gouvernement de Franco qui avait fondé sa politique économique récente sur cette ouverture vers l’extérieur, qu’il espérait même voir aboutir une association de l’Espagne au Marché Commun, et pour cela il venait de multiplier les décrets de libéralisation financière : rapatriement libre des capitaux et des bénéfices, possibilités pour les étrangers d’acheter et de vendre des valeurs espagnoles, etc.

Il serait à craindre que les grèves, si elles prenaient de l’ampleur, ne compromettent cette tentative. C’est certainement ce que les agitateurs, ennemis du régime, cherchent à provoquer. Il ne semble pas qu’ils y parviendront. Les Espagnols conservent trop vivement le souvenir des drames de 1936 pour donner au mouvement revendicatif un caractère révolutionnaire. Le problème pour le régime est de céder à cette pression – ce qui est inévitable – sans compromettre le redressement amorcé. Mais il est entouré de tant de suspicions qu’il lui sera difficile d’y parvenir. Il est aussi empêché, pour décréter les réformes nécessaires, par les féodalités qu’il a maintenues ou créées et qui ne cèderont pas aisément. Le rôle de l’Eglise est ici capital et elle l’a senti. C’est d’elle que dépend que soient évitées les secousses plus graves que des grèves qui n’affectent au plus que 3  ou 4% de l’effectif total des travailleurs.

 

Pankow Demande un Prêt à Bonn

On a été surpris, et les Allemands de l’Ouest plus que les observateurs étrangers, de la requête du gouvernement de Pankow pour un prêt de quelques 400 milliards d’anciens francs. Il est à première vue plutôt étonnant qu’en pleine crise de Berlin, Ulbricht sollicite de son adversaire une telle libéralité. En réalité – nous le disons ici – les discussions avec Krouchtchev sur l’aide soviétique à la D.D.R. n’ont pas abouti. Les besoins du régime d’Allemagne orientale sont énormes, les exigences russes, de leur côté ne peuvent être satisfaites par les fournitures assez maigres que les Soviets mettent à sa disposition. Force est donc de se tourner vers l’Occident et d’essayer un marchandage, un prêt contre quelque prolongement du statuquo berlinois.

Au moment où l’économie de l’Allemagne fédérale bat de l’aile, ses industriels verraient arriver avec satisfaction des commandes que leur gouvernement financerait et c’est là-dessus qu’Ulbricht compte pour ne pas payer trop cher (en contrepartie politique), les matières premières, les machines-outils, et aussi les vivres pour la population. On compte justement, pour faire passer l’affaire, sur la compassion des Allemands de l’Ouest comblés à l’égard de leurs frères démunis de l’Est. Il sera curieux de voir comment aboutira cette singulière négociation.

 

L’Amérique et l’Europe

Les articles de Walter Lipmann dans le « New-York Herald » sur les relations des Etats-Unis et de l’Europe continentale ont fait quelque bruit. Il soutient que le gouvernement des Etats-Unis a eu raison de refuser à la France les moyens de se construire un arsenal atomique, bien qu’il l’ait fait pour l’Angleterre. Au surplus, dit-il, les Anglais ont déjà renoncé à suivre la course des fusées et engins spatiaux parce que trop onéreuse et le temps est proche où leur armement nucléaire, bien que considérable, sera démodé et cela avant même que la France en arrive au stade où en sont les Anglais aujourd’hui. Au reste, dit-il encore, une faible force nucléaire en Europe, met la paix en danger bien plus qu’elle ne l’assure, car elle serait susceptible de provoquer une guerre sans être capable de la gagner et ce sont les Etats-Unis qui seraient entraînés et contraints de l’achever. Aussi déconseille-t-il à MacMillan d’échanger à Paris ses secrets atomiques contre l’accession de l’Angleterre au Marché Commun. Ces arguments ont leur valeur, car il est sûr que tôt ou tard, les Européens engagés contre tout bon sens dans la course atomique seront obligés financièrement d’y renoncer.

 

Les Etats-Unis et le Marché Commun

Par ailleurs, Lippmann révèle, s’il en était besoin, le dessein des Etats-Unis d’étendre le Marché Commun à une zone aussi vaste que possible de bas tarifs, indispensable pour que les Etats-Unis gagnent les dollars nécessaires pour financer leurs engagements dans le monde. Si Paris et Bonn persistent à faire du Marché Commun une zone réservée et protégée, les Etats-Unis ne pourront plus assurer la défense du Continent européen à cause du déficit persistant de leur balance des paiements.

Nous ne pensons pas que le gouvernement Kennedy présente le marché aussi brutalement : ou bien l’accès au Marché continental européen, ou le retrait des forces américaines ; car la défense de l’Europe est aussi vitale pour les Etats-Unis que la leur propre. Par ailleurs, l’élargissement du Marché Commun à l’Angleterre et au Commonwealth ne résoudrait nullement le problème du déficit américain. Peut-être l’atténuerait-il ? Peut-être au contraire, l’intensification de la concurrence entre européens aboutirait-elle au résultat contraire. On aurait tort de se quereller pour des situations futures que personne, on le voit une fois de plus, n’est capable de prévoir même approximativement.

 

                                                                                                CRITON