Criton – 1961-03-18 – Les Iles Menacées

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Le Courrier d’Aix – 1961-03-18 – La Vie Internationale.

 

Les Iles Menacées

 

Les problèmes cruciaux de l’heure : Congo, Laos sont à évolution lente. Tout ce qu’on peut espérer c’est que ces maux ne deviendront pas chroniques. De plus, les commentaires d’un jour sont toujours dépassés le lendemain par de nouveaux épisodes ou de nouvelles rumeurs, plus ou moins fondées. Comme on a dit, il est urgent d’attendre et ce peut être longtemps.

D’autres faits, par contre, se précisent, obnubilés par les précédents, mais dont l’importance est susceptible d’apparaître brusquement.

 

Cuba

Cuba, d’abord. Les Américains, comme on pouvait le penser, ne se résignent pas à voir s’installer à leur porte une révolution dont le caractère communisant ne peut faire de doute. Tôt ou tard, on peut craindre une épreuve de force. Castro vient de faire fusiller l’homme qui lui avait sauvé la vie : William Morgan, américain d’origine, mais célébré à Cuba comme un des premiers héros de la révolution. Comme d’autres, il était passé à l’opposition parce que les objectifs du mouvement lui paraissaient trahis par son chef et il avait fourni des armes aux adversaires de Castro qui mènent la guérilla dans le maquis d’Escambray. Malgré les expéditions répressives, les nouveaux rebelles demeurent puissants, leur nombre augmente et ils reçoivent par parachute les munitions nécessaires. Aux Etats-Unis même, un gouvernement cubain en exil est en formation. Dans des camps d’instruction en Amérique centrale, des forces anti-castristes s’entraînent. Le blocus économique de Cuba par les Etats-Unis se resserre. Castro, inquiet, a fait faire par l’intermédiaire d’ambassades latino-américaines des sondages en vue d’un rapprochement avec Washington. La tentative a échoué.

Les Américains parlent peu de Cuba précisément parce que c’est leur souci majeur, et pour Kennedy, bien qu’il n’en ait rien dit, l’élimination du castrisme à Cuba sera le test de son habilité et de sa popularité future. La tâche est dangereuse. Derrière Castro, il y a l’U.R.S.S., on ne peut l’atteindre sans la défier. On voit où peut mener une fausse manœuvre ; le baril de poudre est là, bien plus qu’au Laos ou au Congo.

 

L’Irian et la Hollande

Il en est un autre moins explosif, mais qu’on ne peut négliger : la question de l’Irian ou Nouvelle-Guinée, que les Hollandais ont conservé par moitié, l’Australie tenant l’autre, malgré les clameurs de l’Indonésie qui la revendique. Comme la Mauritanie pour le Maroc, la question de l’Irian est un dérivatif aux difficultés intérieures du régime de Jakarta. L’U.R.S.S. a saisi l’intérêt du conflit et équipe généreusement l’armée et la flotte indonésienne pour la mettre en mesure de chasser les Hollandais de l’Île.

Après avoir confisqué les propriétés des anciens colonisateurs, Soekarno vient de prendre une mesure qui a bouleversé les milieux diplomatiques. Les relations étaient depuis l’été passé rompues entre La Haye et Jakarta, et les Anglais étaient, comme de tradition en pareil cas, chargés des intérêts hollandais dans les îles de la Sonde. Il demeure encore là douze mille personnes d’origine néerlandaise qui étaient ainsi diplomatiquement protégées. Soekarno, brisant tous les usages entre nations civilisées, leur dénie cette protection, ce qui semble annoncer qu’un conflit ouvert avec la Hollande est en préparation. Tout se tient en politique et les écarts du Ministre hollandais Luns dans les affaires du Marché Commun, l’appui non déguisé qu’il a apporté aux intérêts anglais, sont probablement en relation avec le soutien qu’il attend des Anglais, et surtout de l’Australie dans l’affaire de l’Irian. L’Australie, qui occupe depuis la guerre la partie méridionale de l’île, n’entend pas s’en dessaisir.

Jusqu’ici, les Indonésiens ne se sont attaqués qu’à la Hollande et ont évité de mettre l’Australie en cause, qui pourtant est exactement dans le même cas. Comme toujours, c’est l’adversaire le plus vulnérable qui est visé. Les Australiens de leur côté sont demeurés muets, mais veillent. Que feront-ils au cas où les Indonésiens débarqueraient ? C’est certainement un des sujets débattus en coulisse au cours de la Conférence des Ministres du Commonwealth. M. Luns est d’ailleurs venu consulter Londres. Là encore derrière Jakarta, il y a l’U.R.S.S., la Chine de Pékin est tenue à l’écart, les relations avec l’Indonésie étant mauvaise à cause de l’expulsion des commerçants chinois dont nous avons parlé en son temps. A La Haye, comme on s’en doute, on est très inquiet.

 

Le Mark et le Dollar

Nous intitulions notre dernier article « Finances, terre inconnue », titre d’un livre de M. Giscard d’Estaing, père de notre Ministre. Qu’on en juge : on pensait que la réévaluation du Mark et du Florin allait soulager la pression sur le Dollar. Jusqu’ici, il n’en est rien, au contraire. Au lieu d’une parité 4 Marks pour un Dollar, celui-ci est coté en Allemagne à son point inférieur 3,97 et la Bundesbank est obligée d’acheter les dollars offerts à ce prix, qu’elle convertira en principe en or, ce qui va entraîner de nouvelles sorties du Trésor des Etats-Unis, alors que la mesure avait pour objet de les stopper. Pour notre part, nous n’augurions rien de bon de cette manipulation monétaire. Comme on le voit, on ne sait jamais quels mouvements de capitaux on provoque. En fait, le relèvement des taux de change allemand équivaut à une dévaluation implicite du Dollar et l’affaiblit au lieu de le renforcer.

 

La Controverse Martin – Kennedy

Par ailleurs, Kennedy, dont les mesures pour combattre la récession sont pourtant prudentes, est déjà en difficulté avec le Président du « Federal Reserve Board », qui correspond à notre Banque de France. Celui-ci, M. Martin, s’oppose à tout stimulant d’ordre monétaire ou fiscal pour réduire le chômage, là où il est structurel, c’est-à-dire dans les régions industrielles où ce chômage a existé, même dans les périodes de grande prospérité, comme dans les mines de charbon, dans l’industrie de l’acier, et même dans l’automobile, chômage qui est dû soit à un déclin de la demande en faveur d’autres produits, ou à une saturation des besoins, ou au développement inévitable de l’automation. Martin craint que tout effort massif pour rendre à ces entreprises une activité correspondant à leur capacité ne soit un facteur d’inflation et par surcroit stérile. Il préconise au contraire une aide limitée pour la reconversion des industries en cause et l’adaptation de la main-d’œuvre à d’autres emplois. La controverse sera portée devant le Sénat. Au surplus, les plans de Kennedy pour revigorer l’économie n’ont jusqu’ici eu aucun effet appréciable. On ne pouvait évidemment attendre de simples projets une remontée immédiate de l’activité, mais on pouvait penser que l’effet psychologique aurait amorcé un renversement de la tendance. On espère qu’il se produira avant l’été, mais en la matière, les pronostics sont souvent déjoués.

 

La Difficulté Fondamentale

Faut-il répéter que pour les Etats-Unis, le problème est en apparence insoluble. La main-d’œuvre étant trop chère, les industriels pour demeurer compétitifs avec l’étranger s’efforcent de réduire au minimum son emploi, d’où une double conséquence : le chômage des ouvriers en surnombre et par la recherche de matières premières ou d’outils plus économiques, l’élimination ou le déclin des entreprises qui les exploitent ou les fabriquent, autre cause de chômage temporaire ou définitif. Ce qui explique que l’on compte 5.700.000 inoccupés.

Il ne servirait de rien, comme l’a fait remarquer un spécialiste, de pousser à l’expansion à tout prix en employant comme le veut Kennedy, la capacité totale de production des U.S.A. Comme la demande ne suivrait pas, il faudrait distribuer cet excédent aux pays sous-développés insolvables, ce qui aggraverait le déficit de la balance des paiements et minerait le Dollar encore davantage. Un humoriste disait à ce propos : il n’est pas facile d’être riche. On le voit.

 

                                                                                            CRITON